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L’égoïsme porte les hommes à l’iniquité et à la spoliation ; il faut donc le réprimer et non lui donner libre carrière ; c’est là la mission propre de la morale d’abord, ensuite de l’état, organe de la justice. Sans doute, si les hommes étaient parfaits et ne voulaient que le bien, la liberté suffirait pour faire régner l’ordre ; mais, tels qu’ils sont, les intérêts déchaînés aboutissent à l’antagonisme, non à l’harmonie. Le chef d’industrie désire que le salaire baisse, et l’ouvrier qu’il monte. Le propriétaire s’efforce de hausser le fermage, et le fermier de le réduire. Partout triomphe le plus fort ou le plus habile, et dans la mêlée des égoïsmes aux prises nul ne s’inquiète de ce que commandent la morale et la justice. C’est précisément en Angleterre, où toutes les entraves ont été abolies et où règne le plus complètement la liberté industrielle, que la lutte des classes, l’antagonisme des maîtres et des travailleurs se présente de la façon la plus tranchée et sous l’aspect le plus alarmant. C’est aussi dans ce pays par excellence du laissez-faire que depuis quelque temps on réclame le plus fréquemment l’intervention de l’état pour réprimer les abus des puissans et pour protéger les faibles. Après avoir désarmé le pouvoir, on lui confère chaque jour des attributions nouvelles. N’est-ce pas la preuve que la doctrine économique de la liberté absolue n’apporte pas une solution complète ?

Les nouveaux économistes ne professent point pour l’état cette horreur qui faisait dire à leurs prédécesseurs tantôt que l’état était un chancre, tantôt que c’était un mal nécessaire. Pour eux au contraire, l’état, représentant l’unité de la nation, est l’organe suprême du droit, l’instrument de la justice. Émanation des forces vives et des aspirations intellectuelles d’un pays, il est chargé d’en favoriser le développement dans toutes les directions. Comme le prouve l’histoire, il est le plus puissant agent de civilisation et de progrès. La liberté de l’individu doit être respectée et même stimulée, mais il faut qu’elle reste soumise aux règles de la morale et de l’équité, et ces règles, qui deviennent de plus en plus strictes à mesure que les idées du bien et du juste s’épurent, doivent être imposées par l’état.

La liberté industrielle est chose excellente. Le libre échange, la liberté du travail et des contrats, ont énormément contribué à accroître la production de la richesse. Il faut donc abattre toutes les entraves à la liberté, s’il en existe encore ; mais c’est à l’état qu’il appartient d’intervenir quand les manifestations de l’intérêt individuel arrivent à être en contradiction avec la mission humaine et civilisatrice de l’économie politique en amenant l’oppression et la dégradation des classes inférieures. Ainsi donc l’état a une double mission : d’abord maintenir la liberté dans les limites tracées par le