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augmenter l’autorité des principes économiques en leur attribuant le caractère « objectif, » désintéressé, impersonnel, des sciences naturelles. Il oubliait que tous ses écrits et sa propagande active en faveur du libre-échange contredisaient sa définition.

Dans un livre très bien fait, mais où la rigueur même des raisonnemens fait mieux apparaître l’erreur des prémisses quand elles sont fausses, Antoine-Elisée Cherbuliez exprime l’idée de J.-B. Say, de Bastiat et de Coquelin avec plus de netteté encore. « L’économie politique, dit-il, n’est pas la science de la vie humaine ou de la vie sociale, ni même celle du bien-être matériel des hommes. Elle existerait encore, et elle ne changerait ni d’objet ni de but, si les richesses, au lieu de contribuer à notre bien-être, n’y entraient pour rien du tout, pourvu qu’elles continuassent d’être produites, de circuler et de se distribuer[1]. » L’auteur, pour donner à la science un caractère d’absolu qu’elle ne peut avoir, émet une hypothèse vraiment contradictoire. Il oublie qu’un objet n’est richesse que parce qu’il répond à un de nos besoins et qu’il contribue à notre bien-être. Supposer des richesses qui n’entrent pour rien dans notre bien-être, c’est donc admettre qu’il y ait des richesses qui ne sont pas des richesses.

Les économistes qui attribuent à l’économie politique la rigueur des sciences exactes ou le caractère objectif des sciences naturelles oublient qu’elle est une science morale. Or les sciences morales ne se bornent pas à décrire ce qui est, elles disent aussi ce qui doit être. Singulier moraliste que celui qui se « contenterait d’analyser les passions de l’homme et qui négligerait de lui parler de ses devoirs ! Le but de la morale est précisément de déterminer ce que nous devons à Dieu, à nos semblables et à nous-mêmes, quelles sont les choses que nous devons faire ou éviter pour arriver au degré de perfection qu’il nous est donné d’atteindre. De même au politique il ne suffit pas d’énumérer les différentes formes de gouvernement qui existent ni même de tracer une constitution idéale pour des hommes parfaits ; il faut qu’il nous apprenne quelles sont les institutions qui conviennent à tel peuple ou à telle situation, et quelles sont celles qui sont le plus favorables au progrès de l’espèce humaine. C’est ainsi qu’il ne mettra pas sur la même ligne le

  1. Voyez Cherbuliez, Précis de la science économique, t. Ier. M. Cherbuliez tenait beaucoup à constituer une économie politique pure à l’instar des mathématiques pures. « La science économique, dit-il, a pour but de découvrir la vérité, non de produire un résultat pratique, d’éclairer les hommes, non de les rendre meilleurs ou plus heureux, et les vérités qu’elle découvre ne peuvent être que des théories ou des jugemens fondés sur ces théories, non des règles impératives, non des préceptes de conduite individuelle ou d’administration. » T. Ier, p. 10, même ouvrage.