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c’est l’homme naturel qui doit être notre modèle. Le « laissez-faire » absolu nous ramène à l’Ile de Taïti.

Jusqu’à ce jour, la plupart des économistes sont restés soumis aux idées de l’optimisme physiocratique qui ont présidé à la naissance de leur science tant en France qu’en Angleterre. Ils parlent sans cesse de l’ordre naturel des sociétés et des lois naturelles. Ce sont celles-ci qu’ils invoquent et qu’ils veulent voir régner seules. Pour ne point multiplier les citations, je n’en prendrai qu’une empruntée à l’un des plus éminens et des moins systématiques des économistes contemporains, M. H. Passy. « L’économie politique, dit-il, est la science des lois en vertu desquelles la richesse se forme, se répartit et se consomme. Or ces lois, nous n’avons qu’à les constater et à en réclamer l’application. Le but à atteindre est le plus grand bien de tous, mais les économistes les plus éclairés ne doutent pas que les lois naturelles y mènent et y mènent seules, et qu’il est impossible aux hommes de substituer leurs propres conceptions à celles de la sagesse divine. » Voilà parfaitement résumée la pure doctrine économique en ce point. Or il sera facile de montrer que c’est là une idée vide de sens, qui ne répond à rien de réel, et qui est en opposition radicale avec le christianisme et avec les faits.

Je cherche ces « lois naturelles » dont on parle toujours, et je ne les découvre pas. Je comprends qu’on emploie ces mots quand il s’agit des phénomènes de l’univers physique, qui en effet, d’après l’infiniment peu que nous en savons, paraissent obéir à des lois immuables. J’admettrai même qu’on invoque des lois naturelles pour les animaux, qui vivent et se nourrissent de la même façon, mais point pour l’homme, cet être perfectible dont les mœurs, les coutumes, les institutions, changent sans cesse. Les lois qui règlent la production et surtout la répartition de la richesse sont très différentes dans les différens pays et dans les différens temps. Où donc les lois naturelles sont-elles en vigueur ? Est-ce, comme le croyaient Rousseau, Diderot, Bougainville, dans ces îles du Pacifique où les produits spontanés du sol permettent à l’homme de vivre sans travail au sein de l’innocente communauté des biens et des femmes ? est-ce dans l’antiquité, où l’esclavage des travailleurs procurait à une admirable élite de citoyens le moyen d’atteindre l’idéal de la véritable aristocratie ? est-ce au moyen âge, sous le régime de la féodalité et des corporations, dans cet âge d’or où la papauté commandait aux peuples et aux rois ? est-ce en Russie, où la terre appartient au tsar, à la noblesse et à des communes qui partagent périodiquement le territoire collectif entre tous les habitans ? est-ce en Angleterre, où, grâce au droit d’aînesse, le sol est le monopole d’un