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pour en revenir à un ordre meilleur qu’on appela le droit naturel, la liberté naturelle, le code de la nature. C’est sous l’empire de ces idées que les physiocrates en France et Smith en Angleterre tracèrent le programme des réformes économiques et que la révolution française tenta ses réformes politiques. Le point de départ de cette profonde évolution qui entraîna un moment l’Europe tout entière, peuples et souverains, depuis Naples jusqu’à Saint-Pétersbourg, c’était une confiance enthousiaste dans la raison et dans les bons sentimens de l’homme comme dans l’ordre de l’univers, c’était l’optimisme de Leibniz descendu des nuages de l’abstraction philosophique et appliqué à l’organisation des sociétés. Le bon sens de Voltaire lui fit apercevoir l’erreur du système, et il écrivit Candide et la Destruction de Lisbonne. Rousseau, dans une lettre d’une touchante éloquence, défendit l’optimisme, qui est la base de ses idées, comme de celles de son époque et de la révolution française.

Chose curieuse, c’est Fourier qui a tiré les dernières conséquences de l’optimisme physiocratique des économistes. L’égoïsme et les vices des hommes semblaient donner un démenti au système que tout est bien et qu’avec la liberté tout s’arrange pour le mieux dans le meilleur des mondes. On avait bien dit que les vices des particuliers contribuent au bien-être général. Smith avait aussi soutenu que les hommes en ne poursuivant que leur intérêt faisaient toujours la chose la plus utile pour la nation et que les riches par exemple, en ne recherchant que la satisfaction de leurs fantaisies, arrivaient à la distribution la plus favorable des produits, « comme s’ils étaient dirigés par une main invisible. » Néanmoins on continuait à dire qu’il fallait combattre l’égoïsme et réprimer les vices. C’était reconnaître un élément perturbateur ; tout ne s’arrangeait donc pas pour le mieux en vertu de la liberté absolue. Fourier, avec une logique que n’arrêtaient ni l’absurde ni l’immoral, construisit comme Platon une cité idéale, le phalanstère, où toutes les passions étaient utilisées comme forces productives et les vices transformés en élémens d’ordre et de stabilité, où par conséquent il n’y avait plus rien à réprimer. C’était là vraiment la liberté naturelle, le règne de la nature. On faisait l’ordre avec le désordre. Comme M. Caussidière en 1848, Pierre Leroux a parfaitement montré que Fourier avait puisé le germe de son système dans le voyage de Bougainville offrant au XVIIIe siècle dans l’éden de l’île d’Otahiti le tableau du bonheur dont jouit l’homme de la nature affranchi des lois et des conventions humaines. Diderot se fit l’écho de l’enthousiasme que provoqua ce piquant croquis des mœurs primitives. C’était logique : si tout est bien dans la nature,