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son collègue écossais Brougham, qui, non moins habile que lui dans l’art de la parole, se servait aussi de cette infinie puissance sur l’esprit des hommes pour la mettre au service de passions peut-être moins généreuses. Brougham, par son caractère original, ses travers singuliers, ses grands talens, ne cesse pas d’exciter la moquerie ou de provoquer l’admiration chez Greville. Depuis le procès de la reine Caroline, c’est lui qui occupe constamment la scène. Il a grandi et pris sa place comme un des chefs les plus habiles de l’opposition, manœuvrant en tout sens avec une incroyable dextérité. Greville se complaît à nous le montrer sous les traits les plus divers. Nous lisons dans son journal, à la date de 1828 :


« J’ai passé quelques jours à Panshanger, où j’ai rencontré Brougham. Il y est resté du samedi au lundi matin, et depuis l’heure de son arrivée jusqu’à celle de son départ, il n’a pas cessé un moment de parler. La réunion était agréable, Luttrel, Rogers, etc., mais il était comique de voir ce dernier, si vexé de ce que Brougham eût accaparé toute la conversation, qu’il ne pouvait prendre sur lui de faire semblant de l’écouter avec plaisir. Sans tenir compte de ce qu’est Brougham dans la vie publique, sa gaîté presque enfantine, son entrain continuel, sa plaisanterie mordante et d’ailleurs sans méchanceté, ses prodigieuses connaissances, la facilité avec laquelle il manie tous les sujets, depuis le plus sérieux jusqu’au plus frivole, en faisant preuve d’un esprit inépuisable, au courant de toutes choses et qui n’oublie rien, tout en lui m’a laissé l’impression d’un homme très rare. Rogers disait le jour de son départ : « Ce matin, Solon, Lycurgue, Démosthène, Archimède, Newton, lord Thesterfield et bien d’autres nous ont quittés en chaise de poste… » Après tout, Brougham est un vivant exemple, et très frappant, de l’insuffisance des plus magnifiques facultés, si elles ne sont accompagnées d’autres dons que l’on a peine à définir, mais qui équivalent à ce qu’est le lest pour un navire. Brougham s’est élevé à une certaine hauteur ; il a une grande réputation ; il se fait au barreau de beaux revenus, mais, comme avocat, il est dépassé par des hommes d’un mérite médiocre, comme homme d’état, on ne juge pas généralement qu’il soit digne d’aspirer aux grands emplois. Bien qu’il passe pour un habile avocat et un orateur très admiré, son caractère n’impose point le respect, et ses talens n’inspirent pas la confiance. »


Cette appréciation de Greville sera confirmée par les faits à mesure que les événemens se dérouleront dans la suite de son journal, et que Brougham, parvenu au premier rang, donnera l’essor tantôt à ses plus brillantes facultés, tantôt à ses défauts éclatans. D’autres personnages, non moins illustres en différens genres, sont dépeints avec cette même vérité par des traits pris sur le vif. C’est ainsi que, dès le début de ses mémoires, Greville nous raconte les journées