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âges du monde. En Europe, on pouvait étudier ces curieux animaux plus ou moins bien conservés dans quelques musées ; en Amérique, le naturaliste devait les voir pleins de vie, animés de mouvemens dont nul autre poisson n’offre l’exemple, déployant une agilité surprenante. On connaît une dizaine d’espèces de lépidostées, sans exception elles habitent les eaux douces de l’Amérique du Nord, les unes cantonnées dans les états voisins de l’Atlantique, les autres répandues dans les parties centrales et occidentales. Aux époques reculées, comme l’attestent une multitude de débris arrachés à la terre, les lépidostées abondaient en Europe, en Asie, en Australie, aussi bien qu’en Amérique. Aux yeux clairvoyans d’Agassiz, c’est l’indice que le continent américain a peu changé dans les traits essentiels depuis la période lointaine où vivaient les anciens lépidostées, tandis qu’en plusieurs régions du monde d’immenses bouleversemens ont anéanti les conditions d’existence de ces êtres. Autrefois l’habile investigateur avait reconnu chez les lépidostées un mode d’articulation des vertèbres fort différent de celui qui est caractéristique chez les poissons en général ; il avait saisi des rapports avec la conformation des reptiles : aussi rien n’exprimerait la joie et le profond étonnement du naturaliste lorsqu’à Niagara on vint lui apporter un beau lépidostée. Le poisson remuait la tête sur le cou, la portant à droite, à gauche, en haut comme eût fait un lézard, et comme ne saurait le faire aucun autre poisson ; la justesse des idées conçues d’après l’examen de la structure se trouvait démontrée. A l’égard des lépidostées, Agassiz n’a plus qu’un regret : ignorer encore les particularités que peut offrir l’embryon ou l’animal dans le jeune âge. Il appelle à l’investigation les observateurs heureusement placés pour entreprendre l’intéressante étude. Répandus dans la plupart des lacs qui bordent le Canada, les lépidostées ne se rencontrent point dans le Lac-Supérieur. D’une agilité presque sans égale, remontant les rapides avec une aisance merveilleuse, ces animaux ne peuvent certainement pas être arrêtés par les chutes de Sainte-Marie ; les conditions de séjour du Lac-Supérieur ne sont donc pas de tout point celles du lac Huron. Par cet exemple, le professeur montre que les êtres le mieux doués sous le rapport de la faculté de locomotion demeurent souvent incapables de franchir certaines limites.

L’expédition au Lac-Supérieur a procuré pour la géographie physique la notion exacte d’une contrée jusqu’alors imparfaitement décrite et pour l’histoire naturelle la connaissance de plusieurs faits dignes d’intérêt. Elle a eu un autre résultat qui n’était pas sans importance pour le peuple américain : elle a familiarisé avec les études scientifiques nombre de personnes qui sauront à leur tour répandre l’instruction.