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sont des chemins qui marchent, on peut dire de nos voies ferrées qu’elles sont l’industrie en mouvement, cherchant ses matières premières, ses débouchés, ses consommateurs. Plus que jamais la France doit se préoccuper de ce qui touche à la production et à la circulation de ses richesses, elle n’est pas seulement soucieuse de bien-être ; elle est jalouse de son crédit, de son avenir, de son rôle dans le monde. Tous les grands monumens ont eu leurs détracteurs, et il y a des personnes qui voudraient persuader aujourd’hui au pays que ceux qui lui ont donné le réseau de chemins de fer qu’il possède l’ont mal servi, qu’ils ont fait un emploi égoïste de la fortune publique et nui aux intérêts nationaux. Rien n’est plus facile que d’égarer l’opinion publique avec des mots : on chatouille l’envie démocratique par une certaine façon de dire les grandes compagnies. On nous présente les petites comme naturellement dignes d’intérêt, de pitié, comme ayant toute sorte de vertus mystiques.

Il y a un mot surtout qui sert de banal et d’irrésistible bélier : c’est celui de monopole. On n’a jamais parlé, que nous sachions, du monopole des fleuves ni des rivières ; ce sont les grandes routes de la batellerie, qui ne peut pas en trouver d’autres, sauf quelques canaux, qui sont des rivières artificielles. Il faut bien se persuader pourtant que les intérêts servis par l’industrie des transports suivent une pente aussi naturelle que les eaux : l’art du législateur et de l’ingénieur est de trouver ces pentes que j’appellerais volontiers les lignes de thalweg du commerce. Ce ne sont pas des lignes arbitraires : parmi dix tracés qu’on présentera pour desservir une certaine région, il y en aura un qui aura une supériorité absolue sur les autres, qui sera le collecteur le plus parfait, la rivière qui recevra le plus d’affluens. C’est avec l’œil de l’esprit qu’il faut découvrir ces thalwegs naturels de l’industrie des transports, car il ne s’agit pas seulement de relier des centres déjà existans de population, il faut rattacher des centres de production agricole ou industrielle, deviner les centres de production possible, savoir où le chemin de fer aura une action fécondante, accumuler toutes les données de la statistique, de l’agriculture, de la géologie, de la topographie, de l’économie politique. La moindre erreur est funeste, car elle se chiffre par des millions et lèse des intérêts précieux. Il faut quelque chose de plus que la science technique pour faire le tracé idéal dont je parle, il exige une sorte de divination qui n’est le don que des esprits les plus puissans.

Quel sera pourtant le meilleur juge en pareille matière ? Sera-ce l’état, assisté de corps spéciaux, savans, intègres, incorruptibles, animés de la seule passion du bien public ? Est-ce l’intérêt privé, rendu clairvoyant par l’amour du lucre ? La question, on l’avouera,