Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 10.djvu/684

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

accomplis en peu d’années dans ces paya depuis que la Russie les administre, le bon ordre relatif qu’elle a introduit dans ce chaos de peuples et qui a suffi pour donner à son commerce un remarquable développement, on ne peut lui contester la gloire d’avoir fait en Asie moins une œuvre de conquête et de vengeance que de culture et de pacification. »

Les Anglais, moins désintéressés dans la question qu’un lieutenant de hussards de Westphalie, sont moins sensibles que M. Stumm aux services rendus par la Russie à la civilisation, au zèle qu’elle déploie pour faire L’éducation de ses nouveaux sujets de race indo-persane ou turco-tartare. Le bonheur des Kara-Kirghiz, des Usbecks, des Turcomans, des Kalmouks, des Kuramas, des Tadschiks, ne les touche pas autant que l’intégrité de l’empire britannique qui leur parait menacée depuis que le cours de l’Amou-Daria est devenu la frontière de l’empire russe. De tous les Anglais, sans contredit, celui qui ressent le plus vivement cette crainte, celui qui l’exprime avec le plus de vivacité, est le président de la Société géographique de Londres et l’un des membres du conseil de l’Inde, sir Henry Rawlinson. Le livre plein d’avertissemens et de prédictions qu’il a publié cette année était recommandé à l’attention du public anglais non-seulement par les lumières et les connaissances de l’auteur qui font autorité, mais par sa situation, par les fonctions officielles qu’il remplit[1]. Démosthène n’a pas dépensé plus d’ardeur ni plus de souffle à démasquer les entreprises de Philippe, ni Caton à dénoncer Carthage aux vengeances romaines, que sir Henry Rawlinson à rappeler avec insistance à ses compatriotes que les progrès de la Russie mettent les Indes en péril. Pour lui, la marche continue des armes russes dans le Touran est dans l’ordre de la nature, aussi certainement que l’ellipse décrite par les planètes autour du soleil. Soit par une loi fatale d’agrandissement, soit qu’on s’en prenne à la prépondérance des classes militaires ou à l’action réfléchie du gouvernement, en dépit des protestations les plus pacifiques, en dépit des bonnes intentions de l’empereur, en dépit des remontrances ou même des menaces de l’Angleterre, la Russie continuera d’avancer vers l’Inde jusqu’à ce qu’elle rencontre une barrière infranchissable. Il en résulte qu’une collision, un choc décisif entre les deux grandes puissances asiatiques doit être compté dès aujourd’hui au nombre des événemens inévitables. Sir Henry Rawlinson a lu dans les étoiles du Touran, que la première expédition que feront les Russes contre les Turcomans les conduira à Merv-Chah-Djihan, l’ancienne et vénérable capitale des sultans seldjpucides, et il tient pour constant que quiconque a pris Merv ne peut manquer tôt ou tard de prendre Hérat, cette clé de l’Afghanistan et des Indes. L’Angleterre

  1. Sir Henry Rawlinson, England and Russia in the East, 1875.