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peut-elle souffrir que les clés de sa maison tombent dans des mains ennemies ? peut-elle se permettre de boire, de manger et de dormir avant d’avoir mis garnison dans Hérat ?

Les nombreux Anglais qui partagent les anxiétés de sir Henry Rawlinson, sans goûter peut-être les expédiens un peu aventureux qu’il propose, ne craignent pas comme les cockneys de Londres que la Russie mette la main sur les Indes ; mais ils ont peur que, si jamais elle venait à s’établir aux portes des possessions britanniques, cet inquiétant voisinage ne rendît leurs 200 millions de sujets plus difficiles à gouverner et ne leur inspirât de mauvaises pensées. Or ils se souviennent de l’axiome que, lorsqu’un homme a les deux mains embarrassées, on est libre de lui donner un soufflet impunément. — Le danger pour nous, disent-ils, n’est pas en Asie, il est en Europe. Bien que l’Angleterre et la Russie soient aujourd’hui les meilleures amies du monde, il est des questions de politique européenne sur lesquelles leurs avis diffèrent. Elles se sont déjà disputées à propos « de cet empire embarrassant qu’on appelle la Turquie, » et il n’est pas impossible qu’elles se prennent encore de querelle à ce sujet, Le jour où la Russie aura atteint les confins de l’Afghanistan, lorsqu’un vaste système de voies ferrées et de routes navigables lui permettra de transporter en quelques semaines des troupes à ses postes les plus avancés, il lui sera facile, même sans acheminer un seul régiment sur notre frontière du nord-ouest, de soulever ceux de nos sujets asiatiques qui détestent notre domination et de mettre à profit nos embarras pour régler les affaires de l’Europe à sa guise. — En vain se donne-t-on beaucoup de peine à Saint-Pétersbourg pour dissiper ces funestes pressentimens, en vain se déclare-t-on prêt à organiser une entente relativement à la politique à suivre dans l’Asie centrale ; en vain fait-on remarquer aux Anglais que Samarcande est à 200 lieues de la frontière des Indes et que des inquiétudes de 200 lieues de long sont un article de luxe aussi gênant qu’inutile, qu’au surplus le mahométisme asiatique est également hostile aux deux puissances copartageantes de l’Asie, qu’elles devraient se coaliser pour combattre l’ennemi commun, pour tenir en échec les mollahs fanatiques, toujours prêts à prêcher la guerre sainte. L’Angleterre ne saurait goûter ces propositions. De mélancoliques expériences lui ont appris à se défier de toutes les bonnes paroles, de tous les propos engageans, de toutes les guirlandes. Comme on l’a dit, ce ne sont point les coups de sabre une fois donnés qui irritent les hommes, ils sont plus sensibles aux coups d’épingle répétés, lesquels engendrent les rancunes immortelles.

Mais si le danger est sérieux, quoique éloigné, que peut-on faire pour y parer ? Rien, paraît-il, absolument rien, parce qu’apparemment il n’y a rien à faire, parce que tout ce qu’on pourrait proposer offre plus d’inconvéniens que la politique expectante ou contemplative. Le