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où les Orientaux sont consommés. Rien ne donne une idée plus exacte de la politique asiatique que le trésor du khan de Khiva, qui, envoyé de Saint-Pétersbourg à l’exposition du congrès des sciences géographiques, figure aujourd’hui aux Tuileries : on y voit des griffes de panthères enchâssées dans des turquoises ou dérobant leur pointe sous des houppes de soie ornées de perles.

Pendant que des conversations pleines d’intérêt se tiendront à Jarkand, comme à Kokand, comme à Caboul, le bruit se répandra par intervalles en Angleterre que les Russes vont se mettre en route pour corriger les Turkomans, qu’ils allongent déjà du côté de Merv des mains avides qui ne lâchent pas leur proie, et, une fois refermées, ne se rouvrent plus. Alors le royaume-uni éprouvera un nouvel accès de fièvre intermittente, les journaux pousseront un cri d’alarme, ils se lamenteront bruyamment sur le silence et la patience russes, il y aura une interpellation à la chambre des communes, et les théologiens d’une certaine école reliront une fois de plus l’Apocalypse pour tâcher d’établir définitivement ce qu’il faut entendre par la bête à sept têtes et à dix cornes, qui porte sur ses cornes dix diadèmes, et pour déterminer par de savans calculs mystico-cabalistiques le jour et l’heure précise où les Russes feront leur entrée à Hérat. Tout cela n’empêchera pas les négocians de Liverpool, les filateurs de Manchester et les banquiers de la Cité de vaquer à leurs affaires et à leurs plaisirs, ni l’Angleterre tout entière de jouir de son bonheur, lequel, quoique bourru et maussade, ne laisse pas d’être du bonheur. On raconte qu’au retour d’un long voyage un baron sicilien, fraîchement débarqué à Palerme, se mettait à table quand on vint lui annoncer de nombreux malheurs survenus pendant son absence. Une de ses métairies avait été incendiée par les brigands, l’un de ses meilleurs amis avait perdu toute sa fortune, l’un de ses fils avait essuyé la plus fâcheuse aventure. En apprenant ces déplorables nouvelles, il se récriait avec désespoir et renvoyait son déjeuner, mais se ravisant, même après la dernière, il s’écria d’un ton mélancolique : E pure datemi la cioccolata. Ce trait et ce mot d’un baron sicilien contiennent tout un code de sagesse à l’usage des empires qui sont devenus si grands qu’ils doivent renoncer à grandir encore ; ayant beaucoup à conserver, ils ont aussi beaucoup à perdre, et ils ont peine à se démêler des accidens et des larrons. Datemi la cioccolata, — le monde ne périra pas demain, et, dût-il périr, les restes en seraient bons.