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encore à faire. Les merveilleuses créations de Palestrina, le dernier et le plus illustre représentant de la polyphonie vocale du moyen âge, n’existent plus que pour les érudits, tandis que les humbles cantilènes de saint Ambroise résonnent encore tous les jours dans nos temples et sont le seul aliment artistique de milliers de chrétiens. « C’est en effet de quoi nous faire réfléchir, car si l’humble mélodie doit seule traverser le cours des siècles, que signifient ces conquêtes de l’instrumentation moderne, et que vaudra près des postérités lointaines cet énorme appareil symphonique dont notre âge se fait tant de gloire ? Se figure-t-on ces organes puissans et multiples de notre orchestre, — témoins muets d’un art évanoui, — ne servant plus qu’aux inductions hypothétiques du savant qui les étudiera, comme les Westphal et les Gevaert étudient de nos jours les instrumens de l’Assyrie, de l’Égypte et de l’antique Grèce, représentés sur les monumens ? Et penser que cet art, en sa superbe, s’intitule : musique de l’avenir, quand c’est lui qui, selon toute prévision, disparaîtra le premier ; penser que peut-être un jour il en sera des Bach, des Haendel et des Beethoven comme il en est à cette heure des Olympe et des Simonide, et que d’un temps de richesses harmoniques, de combinaisons et de sonorités instrumentales tel que le nôtre, il ne survivra que des cantilènes, — Voi che sapete, Casta diva, — tremblotant comme l’étoile matinale au-dessus de l’abîme où la Symphonie avec chœurs aura sombré !

Alfred de Vigny eut un moment l’idée d’écrire un drame sur Mozart. Cette âme altière et tendre, sans cesse en travail de rêverie et de compassion, se sentait attirée vers le divin héros. Non point qu’Alfred de Vigny fût le moins du monde musicien, il n’était même pas dilettante ; mais la musique à ses yeux, c’était l’art, et nous savons qu’à cette bienheureuse époque l’art enflammait tous les esprits. Il n’y avait guère de conversation sur Shakspeare qui ne vous conduisît à Raphaël et à Michel-Ange pour se terminer par Mozart. À toujours entendre parler de Don Juan, à toujours en parler lui-même, le chantre d’Éloa. avait voulu connaître l’auteur, et ne songeait désormais qu’à émouvoir le public au martyrologe de cet homme de génie, bien autrement digne d’intérêt qu’un Chatterton. Un soir qu’en nous promenant nous causions du sujet : — C’est beau à faire, nous dit-il ; j’ai maintenant mon personnage, je le sens, je le vois, mais je cherche l’action, l’anecdote, et ne trouve pas ! N’est-il donc rien de spécialement dramatique dans cette vie, en somme si poétique et si romanesque ? Par exemple, quel compte pensez-vous qu’on puisse tenir de cette accusation d’empoisonnement qui pèse sur la mémoire de Salieri ?

— Je pense que c’est là tout simplement une histoire d’almanach. Que Salieri ait été jaloux de son élève, qu’il ait vu du plus mauvais œil grandir et triompher le bambin qu’il avait formé à ses leçons, cela me