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destinées du Danemark, qu’elle fait penser à l’une des paroles les plus désolées que nous ait léguées l’antiquité, à ce cri lugubre de l’historien : non esse curœ deis securitatem nostram, esse ultionem.

Cette mort donna en effet une tournure toute nouvelle aux exigences tudesques envers la malheureuse monarchie Scandinave. L’Allemagne ne se contentait plus d’une exécution fédérale dans le Holstein ; elle prétendait ne pas reconnaître la souveraineté du nouveau roi Christian IX dans les duchés, et voulait y introniser cette intrigante et félone famille d’Augustenbourg dont M. de Bismarck lui-même avait jadis obtenu le désistement contre 1 million 1/2 de rixdalers payé par le gouvernement de Copenhague. Ce n’est que de ce moment aussi que les idées du ministre de Guillaume Ier semblent s’être fixées avec la dernière précision ; décidément c’est du côté de l’Elbe que la Prusse allait commencer à « s’arrondir » et à compléter son unité ! Une fois la résolution prise, M. de Bismarck mit à l’exécuter une ardeur, une audace, une habileté incomparables ; ce coup d’essai fut un coup de maître, et le grand Machiavel eût certainement trouvé un plaisir « divin » à contempler l’adresse, ou, comme il eût dit, la virtù avec laquelle le chevalier de la Marche sut, dans l’espace de quelques semaines, empaumer ce pauvre lord Russell, enguirlander l’empereur Napoléon III, entraîner l’Autriche dans une expédition lointaine, aussi injuste qu’insensée, mettre en avant le Bund et l’évincer en même temps, terroriser les états secondaires et éconduire leur protégé, prendre enfin en ses mains uniques la sainte cause de la patrie allemande, et, selon le mot de l’apôtre, se faire tout à tous ! ..

Le spectacle que présentait l’Europe au commencement de l’année 1864 était à coup sûr l’un des plus bizarres et les plus affligeans qu’ait connus l’histoire. Deux grandes puissances jalouses l’une de l’autre, et destinées même bientôt à se livrer des combats mortels pour les dépouilles arrachées à leur victime, deux grandes puissances, à la fois stimulées et décriées par toute une ligue des princes et des peuples de la Germanie, attaquaient un état faible, mais qui fut une monarchie antique et glorieuse, et dont l’existence était proclamée par tous les cabinets nécessaire à la balance des nations ; elles l’attaquaient sous le prétexte le plus futile, au nom d’une cause que le chef même de la coalition avait qualifiée jadis « d’éminemment inique, frivole, désastreuse et révolutionnaire. » C’est d’ailleurs pour punir le roi Christian IX de sa désobéissance au Bund que la Prusse et l’Autriche s’étaient chargées de cette œuvre de « justice, » et cette œuvre, elles l’inauguraient par une déclaration formelle de leur propre désobéissance envers le même Bund ; elles agissaient en « mandataires de l’Allemagne, » et l’Allemagne entière protestait