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de profiter de la première occasion favorable, — que la France, de son côté, était bien résolue de respecter l’Allemagne, de ne pas contrarier au-delà du Rhin les « aspirations nationales. » À moins que la carte de l’Europe ne vînt à être modifiée à son détriment, la France garderait la neutralité, et cette neutralité ne saurait qu’être « bienveillante » à une combinaison où les intérêts de l’Italie se trouveraient engagés. Il est permis de reconnaître une réminiscence et comme un fragment des conversations de Biarritz dans cette déclaration curieuse, faite six mois après par le président du conseil de Prusse au général Govone[1] « qu’en dehors de la part de profit qu’il pourrait y trouver, et rien qu’au point de vue des principes, l’empereur des Français approuverait plutôt la grande guerre pour la nationalité allemande que la guerre pour les duchés de l’Elbe ! .. »

Ce qui, pendant le séjour de Biarritz, dut le moins échapper à un observateur sagace comme M. de Bismarck, c’était la prise que donnait sur l’esprit de Louis-Napoléon son attachement profond pour la patrie de Cavour et de Manin ; là était la clé de la position, le vrai mot du sphinx, et cette certitude acquise compensait aux yeux du ministre prussien bien des doutes encore inquiétans, le faisait passer sur mainte réticence de l’auguste taciturne[2]. À certains égards, il pouvait même se féliciter de la réserve qu’on gardait envers lui, du soin qu’on prenait à éviter une discussion de détail ; cela le dispensait à son tour de tout engagement précis, de toute offre prématurée, cela lui permettait de se tenir dans les généralités, de faire des courses fantastiques à travers les espaces et les siècles, — et il n’y manqua point. Il parla de la Belgique et d’une partie de la Suisse comme le complément nécessaire et légitime de l’unité française, — de l’action commune de la France et de l’Allemagne pour la cause du progrès et de l’humanité, — d’un accord futur entre Paris, Berlin et Florence, voire Londres et Washington, pour conduire les destinées de l’Europe, pour régler celles du monde entier, pour rendre par exemple la Russie à sa vocation véritable en Asie et l’Autriche à sa mission civilisatrice sur le Danube. Que de fois on a vu, sur cette plage désormais historique du golfe de Biscaye, l’empereur Napoléon III se promenant lentement au bras de Prosper Mérimée, tandis qu’à une distance respectueuse le président du conseil de Prusse le suivait pérorant, gesticulant et ne recevant d’ordinaire pour toute réponse qu’un regard terne et légèrement incrédule, et que la pensée s’arrête aujourd’hui douloureusement devant ce groupe étrange du césar romantique, du romancier césarien et du terrible réaliste qui, bien obséquieux à ce moment

  1. Dépêche du général Govone du 17 mars 1866. La Marmora, p. 90.
  2. C’est à son retour de Biarritz que M. de Bismarck dit au chevalier Nigra ces mots significatifs : « Si l’Italie n’existait pas, il faudrait l’inventer. » La Marmora, p. 59.