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secourable, il fut le premier à penser que la conférence projetée n’avait pas de « but pratique » avec les réserves que voulait y apporter l’Autriche[1], et donna ainsi le signal de la déroute générale. Dès lors M. de Bismarck se remit à « travailler l’esprit de son royal maître, » et il finit par lui enlever jusqu’au dernier scrupule. « Sa majesté, télégraphiait encore à la date du 23 mai le comte Barral de Berlin, était très émotionnée de la situation, dont elle parlait avec de grosses larmes aux yeux. » Quinze jours plus tard, le 8 juin, le roi ne pleurait plus, mais « il y avait encore dans sa voix quelque chose de triste indiquant clairement la décision d’un homme résigné qui ne croit pas pouvoir faire autrement. Sa majesté m’a dit qu’elle avait pleine confiance dans la justice de sa cause. J’ai la conscience nette, a-t-elle ajouté d’un air ému et en portant la main sur son cœur ; longtemps on m’a accusé de vouloir la guerre dans des vues ambitieuses, mais maintenant le monde entier sait quel est l’agresseur[2]. »

« Je reviendrai par Vienne ou par Munich, ou je chargerai avec le dernier escadron, avec celui qui ne revient pas, » dit M. de Bismarck à un ambassadeur étranger au moment de quitter Berlin avec le quartier-général, le 30 juin 1866. Deux jours après, il se trouvait déjà à Jitschin, sur le champ encore fumant d’une grande bataille qui venait d’être livrée. « J’arrive à l’instant même, écrit-il Il sa femme de Jitschin ; le sol est encore jonché de cadavres, de chevaux et d’armes. Nos victoires sont beaucoup plus grandes que nous le croyions… Envoie-moi des romans français à lire, mais pas plus d’un seul à la fois. Que Dieu te garde ! » Ceci était écrit le 2 juillet 1866 ; le lendemain avait lieu la bataille de Sadowa ; le lendemain l’Allemagne se trouvait aux pieds de ce singulier amateur de romans français, et l’empereur Napoléon III était douloureusement réveillé de son roman à lui, de son long rêve humanitaire. Comme la Titania du Midsummer right’s dream, la France impériale s’apercevait tout à coup que, dans un état d’hallucination inconcevable, elle avait caressé un monstre.

Et pendant que tant de choses se passaient sur la scène du monde, grandes, merveilleuses et terribles, la Russie continuait à bouder et à se recueillir : elle se recueillait dans l’adoration perpétuelle de la Prusse. On cherche en vain la trace de son action dans des événemens qui concernaient pourtant à un si haut point ses intérêts, ses

  1. Télégramme de M. de Launay, de Saint-Pétersbourg, du 1er juin 1866. La Marmora, p. 266. — On peut voir dans le même ouvrage avec quel empressement M. de Bismarck se saisit de cette opinion du chancelier russe et la transmit par le télégraphe aux divers cabinets.
  2. Télégrammes de M. de Barral. — La Marmora, p. 248 et 294.