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alliances de famille, ses traditions séculaires. « Puisque j’en suis à la Russie, écrivait M. Benedetti à son chef au printemps de l’année 1866, laissez-moi noter que j’ai toujours remarqué, non sans surprise, l’indifférence avec laquelle le cabinet de Saint-Pétersbourg m’a paru, depuis l’origine, envisager les prétentions de la Prusse et l’éventualité d’un conflit entre les deux grandes puissances germaniques ; que je n’ai pas été moins frappé de la constante sécurité dans laquelle j’ai trouvé M. de Bismarck sur l’attitude et les intentions de l’empire du nord… » La Russie se tait en 1865 pendant la crise de Gastein ; au mois de mai 1866, elle n’accepte l’invitation au congrès que pour en désespérer la première et en décourager les autres puissances ; elle est absente des délibérations de Nikolsbourg et de Prague, elle y laisse à la France le soin de faire des efforts pour le sud de l’Allemagne, pour la Saxe, elle lui laisse même l’honneur de stipuler une clause en faveur du malheureux Danemark, la patrie de la future tsarine ! Un moment, il est vrai, M. d’Oubril, l’ambassadeur russe à Berlin, un diplomate de la vieille école, s’était montré fort alarmé des victoires et des conquêtes du Hohenzollern ; il fut mandé en toute hâte à Saint-Pétersbourg et « en revint peu de semaines après totalement rassuré et affectant une satisfaction que n’ont plus troublée un seul instant ni les revers des princes allemands alliés de la maison de la Russie, ni les développemens que la Prusse a donnés à sa puissance militaire[1]. » Le prince Gortchakof ne sacrifiait pas aux vieilles idoles du droit des nations et d’équilibre, il ne partageait pas certains préjugés touchant la « solidarité qui existerait entre tous les intérêts conservateurs » et il avait l’âme trop haute pour jalouser un bon voisin. D’ailleurs lui aussi n’avait-il pas « vaincu l’Europe, » trois ans auparavant, dans la campagne mémorable de Pologne ? Des personnes augustes, des princesses et des grandes-duchesses avaient beau dire, avec les femmes de la Bible, que Saül en a tué mille, mais David dix mille ; elles avaient beau montrer leurs parens spoliés et leurs patrimoines confisqués : Alexandre Mikhaïlovitch n’enviait pas les jeunes lauriers de son ancien collègue de Francfort devenu chancelier de la confédération du nord. Il se réjouissait de voir l’Autriche bien punie et la France bien mortifiée ; pour le reste, il estimait que rien n’était changé et qu’il n’y avait qu’un grand chancelier de plus dans ce siècle.


JULIAN KLACZKO.

  1. Benedetti, Ma Mission en Prusse, p. 90 et 254.