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Le peuple, comme les enfans, n’aime pas la prose et ne s’intéresse guère aux réalités de chaque jour. La poésie qui le frappe n’est pas simple, discrète, enfermée dans un enclos, reléguée au foyer ; la littérature potagère et casanière de certains romanciers lui serait insupportable. Est-il vrai que Graziella se soit intéressée à l’histoire de Paul et de Virginie ? Le poète s’est peut-être mal souvenu. Ces filles de Naples préfèrent l’Arioste à toutes les études de mœurs et surtout à toutes les études de cœur : il leur faut des enchanteurs, des dragons, de grands coups d’épée et des voyages à la lune. Aussi est-il très peu question d’amour dans les contes siciliens, ou du moins la passion n’est jamais le sujet du récit ; on se contente de la signaler et l’on se garde bien de l’analyser ! l’essentiel est de montrer dans quelles aventures, dans quelles infortunes cette passion jettera le héros et l’héroïne. Quant à l’amour même, on l’abandonne aux poètes lyriques, aussi nombreux en Sicile que les conteurs. Ces rimeurs de carrefour, la plupart illettrés, et anonymes, composent des rispetti qu’ils ne sauraient écrire : ce sont en général des strophes de huit vers, mesurant onze syllabes et se terminant par des rimes croisées qui se répètent quatre fois. Même dans ces couplets, qui prennent en Sicile les noms de canzuna, stramboltu, sturnettu, selon les localités, l’amour est une affaire d’imagination plutôt que d’émotion ; le sentiment disparaît dans les hyperboles. Le poète, qui ne pourrait signer ses œuvres que d’une croix, ne sait où trouver des vocables assez éblouissans pour chanter les gloires de sa maîtresse. Il affirme qu’elle a été baptisée par le pape dans l’eau du Jourdain, que Palerme et Messine lui furent amies, que son nom alla jusqu’à Marseille, et qu’elle reçut les mages à son berceau. Aussitôt trois aigles allèrent annoncer la nouvelle à l’univers entier. Les tresses d’or de la jeune fille ont été filées par trois anges et lui tombent jusqu’aux pieds. Ses lèvres sont du corail, ses yeux des étoiles, ses sourcils des arcs de triomphe. Elle est blanche comme la soie d’Amalfi : la reine de France osa un jour la défier, mais fut vaincue. La jeune Sicilienne est digne de s’asseoir en vie dans le paradis avec les saints. Toutes les images pâlissent auprès d’elle ; pour l’égaler en valeur, il faudrait des arbres chargés de diamans, il faudrait des palais construits en topaze et en rubis, il faudrait la lune et plus que la lune, le soleil. Dans ses rispetti, le chansonnier sicilien voudrait être changé en rossignol pour se poser sur l’épaule de la jeune fille, nicher dans ses cheveux et lui fredonner aux oreilles les deux mots qui amollissent le cœur, ou en abeille pour lui poser du miel sur les lèvres, ou en poisson pour être acheté par elle et mangé. Il se pâme devant le grain de beauté qu’il aperçoit sur la joue de sa déesse ; il fait vœu de le porter en amulette, de le donner à bénir