Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 10.djvu/838

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au pape afin que cent ans d’indulgence soient accordés à qui le touchera. Ses désespoirs sont aussi fous que ses ivresses, il ne parle que de meurtre et de suicide. « Mieux vaut mourir et descendre en enfer que d’être tourmenté par l’amour. »

Ce style figuré ne vaut certes pas la chanson du roi Henri ; il exprime cependant une passion plus sincère que celle d’Oronte. Le Sicilien est parfaitement capable, — non de se tuer ; dans ces heureux pays, les suicides sont rares, — mais de balafrer sa maîtresse et de poignarder son rival. Le sang lui monte vite à la tête, et le roi Ferdinand disait, non sans raison, que son royaume était en Afrique. Toutefois ce n’est point dans ces chansons, ce n’est pas non plus dans les contes, que les moralistes trouveront des renseignemens sur les amours des Siciliens. Les récits de la Messia et de ses compagnes ne se rapprochent de la réalité que lorsqu’ils tournent en anecdotes comiques ; le peuple n’entend que la féerie ou la pochade, et il veut rire quand il n’est pas ébloui.

Ces anecdotes n’ont rien de bien intéressant ; on les retrouve dans les traditions facétieuses de tous les pays. Les Siciliens, comme les Italiens des autres provinces, ont deux personnages bouffons qui les amusent fort ; le premier est une sorte de Jocrisse rappelant par beaucoup de traits le Vardiello de Naples, le Simonëtt piémontais et le Meneghin des Lombards. Il se nomme Giufà ; c’est du moins sous ce nom qu’il est célèbre à Palerme, mais les gens de Trapani l’appellent Giucca, et, chose étrange, les Toscans aussi, qui ont adopté le personnage. Les Albanais disent Giucha (avec un ch qui se prononce à l’allemande ou à la grecque), les Calabrais, Giuvali ; mais sous tous ces noms c’est toujours l’imbécile légendaire que nous connaissons tous, le valet maladroit, malavisé, qui perd ou casse tous les meubles de la maison, ne comprend jamais ce qu’on lui dit, obéit de travers, manque les commissions, abonde en bévues, en sottises et en pataquès : un fléau domestique. Il a cependant de la poésie et des idées ; on le surprend en conversation avec la lune, il lui vient des imaginations que n’ont guère les naïfs plus sensés de notre pays.

Un jour qu’il s’était fait habiller de neuf et coiffer d’un beau béret rouge, il se demanda non sans inquiétude comment il s’y prendrait pour payer les marchands. Pour se tirer d’affaire, il fit le mort et se coucha sur un lit, les mains en croix et les pointes des pieds en l’air. Les marchands vinrent le voir et dirent tour à tour en le voyant : « Pauvre Giufà ! tu me devais telle somme pour les bas, les culottes, etc., que j’avais fait la sottise de te vendre ; je te les bénis (je te remets ta dette). » On porta le prétendu mort dans une église où il devait passer la nuit, selon l’usage, dans un cercueil découvert. Entrèrent à la brune des voleurs qui venaient partager