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le butin de la journée ; on trouvera peut-être que les voleurs siciliens, qui sont des hommes fort dévots, choisissaient un singulier endroit pour cette opération. C’est que les églises d’Italie sont moins austères que les nôtres ; elles servent aux rendez-vous d’affaires ou d’amour ; on y entre pour se promener, faire sa sieste ou regarder les jolies femmes, pour s’abriter du soleil et de la pluie, ou tout simplement pour passer une heure comme dans un café bien décoré qui ne coûte rien. D’ailleurs on a le confesseur sous la main prêt à donner l’absolution, et la madone est toujours pleine de compassion pour le pauvre monde. Les voleurs vidèrent leur sac sur une table où roulèrent des monnaies d’or et d’argent qui couraient alors comme de l’eau. Cet alors est de Rosa Brusca, qui raconte l’histoire et qui n’aime pas le papier-monnaie. Le partage fait, restait une piastre que le chef de la bande ne savait à qui donner ; chacun la réclamait vivement, et la discussion eût pu finir à coups de couteau ; mais l’un des voleurs eut une idée lumineuse. « Il y a ici un mort, dit-il en montrant Giufà ; prenons-le pour cible, nous allons tous tirer sur lui, en le visant bien, avec nos escopettes, et celui d’entre nous qui lui mettra une balle dans la bouche aura l’écu. » La proposition plut aux voleurs, qui préparèrent leurs armes. Aussitôt Giufà, qui par bonheur avait bonne oreille, se dressa sur ses deux pieds dans sa bière et cria d’une voix tonnante : « Morts, ressuscitez tous ! » On peut se figurer la terreur des malandrins, qui s’enfuirent à toutes jambes en laissant sur la table les pièces d’or et d’argent. Et Giufà trouva là de quoi payer son beau béret rouge.

Une autre fois Giufà était au service d’un tavernier qui l’envoya laver des tripes dans la mer. Vint à passer un vaisseau, le garçon d’auberge fit des signes avec son mouchoir, et le vaisseau complaisant se détourna de son chemin pour aller voir à terre ce qu’on lui voulait. Le capitaine descendit, et Giufà lui demanda : « Ces tripes sont-elles bien lavées ? » On peut se figurer la rossée que reçut le pauvre garçon, qui, croyant avoir mal parlé, murmurait en pleurant : « Comment donc fallait-il dire ? » Le capitaine répondit : « Il fallait dire : Seigneur, faites-le courir ! » Le marin pensait à son vaisseau, il aurait voulu que le valet lui jetât un souhait favorable. Ces vœux adressés tout haut, en toute occasion, même à des inconnus, sont une règle de la politesse populaire dans les pays méridionaux ; il n’est pas de voyageur qui ne se soit entendu dire par les paysans de Naples qu’il a rencontrés sur son chemin : « Que la madone vous accompagne ! » Giufà retint le mot du capitaine, et, ses tripes ramassées, se remit en route en criant à tue-tête : « Seigneur, faites-le courir ! » À ce bruit s’enfuit de tous côtés le gibier que