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« aux âmes des décollés. » A Paceco, commune de la province de Trapani, l’on voue une sorte de culte à la mémoire d’un paysan, nommé Francesco Frusteri, qui avait tué sa propre mère ; les gens de la ville et de tout le pays se rendent à pied en pèlerinage, en procession même, dans ce petit endroit, en portant des images où l’on voit le saint homme montant sur l’échafaud. Depuis sa mort, ce Frusteri a fait quantité de miracles, et une paroi de l’église où il est enterré porte cette inscription : « Francesco Frusteri est mort, résigné et contrit en subissant le dernier supplice, de manière à inspirer l’admiration publique, le 15 novembre 1817. » Dans l’église de Palerme, qu’on appelle aujourd’hui madonna del Fiume, parce qu’elle s’élève au bord d’un fleuve, se trouvent quantité de petits tableaux représentant des Siciliens, et même des garibaldiens sauvés sur terre et sur mer par les âmes des décollés qu’ils avaient invoqués à temps à l’heure du péril. C’est surtout contre les voleurs de grands chemins que leur secours est efficace. M. Pitrè nous apprend qu’un dévot ayant sur lui beaucoup d’argent fut assailli un jour par une bande de malandrins ; le voyageur invoqua aussitôt les décollés, qui sortirent de leurs tombeaux, mais ils n’avaient point d’armes, tandis que les brigands étaient chargés d’escopettes, de pistolets et de longs couteaux. Que firent alors les âmes protectrices ? Chacune d’elles prit dans sa bière son propre squelette, et elles chassèrent ainsi les malfaiteurs à grands coups d’ossemens. Le fait est récent et authentique ; vous le trouvez peint sur les murs de l’église, où aucun récit douteux ne saurait être admis.

Ceux qui croient aux décollés (et tous les gens du peuple ou presque tous y croient à Palerme) se rendent pieds nus à l’église en chantant des litanies spéciales, et une oraison de circonstance qui doit être prononcée devant l’autel de saint Jean-Baptiste : ce précurseur du Messie, ayant été décollé lui-même, est le patron des décollés. D’autres invoquent ces âmes à domicile, les mères pour leurs familles, les filles pour leurs amans, et elles se figurent que les suppliciés leur répondent. Elles écoutent « l’écho des âmes, » c’est-à-dire les bruits du dehors : il y a des bruits qui portent bonheur, il y en a aussi de néfastes. Le chant d’un coq, l’aboiement d’un chien, un coup de sifflet bien franc, un son de guitare, un tintement de cloche ou de sonnette, une chanson heureuse et surtout une chanson amoureuse, une porte heurtée, un volet fermé rapidement, une voiture roulant grand train : autant d’excellens augures ; mais gare les plaintes, les disputes, l’âne qui brait, le chat qui miaule : ce dernier est surtout fatal quand on a des parens en voyage. Le pire des augures est le bruit de l’eau qu’on répand sur le chemin, ou qui s’égoutte comme des larmes. Les dévotes écoutent encore de leurs fenêtres les conversations des gens qui passent : si