Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 10.djvu/858

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« On conte et on raconte qu’aux vieux temps il y avait à Carini une jeune fille bien plus belle que le soleil, faite de sang et de lait, et on l’appelait la Belle de Liccari. Qu’est-ce qu’elle fit ? Il vint un jour ici, en Sicile, un empereur du Levant, avec une grande quantité d’armées, et il fit la guerre au royaume. Il fut vainqueur et mit tout à sac et à feu sans pitié : les vieux et les hommes furent décapités ; les femmes et les enfans tous captifs. Dans le tas était la Belle de Liccari. — Oh ! puissance de Dieu ! s’écria-t-on, comment donc est-elle si belle ? Tout de suite qu’on la mène à l’empereur ! — L’empereur, sitôt qu’il la vit, devint stupide. — Elle esclave ! dit-il. Rien de cela ; il faut qu’elle soit ma femme. — Il la fit délier (elle était attachée parce qu’elle était prisonnière), et il la prit et l’emmena avec lui dans les parages du Levant, et il lui mit sur la tête la couronne d’impératrice. Dans le Levant, il y avait neuf empereurs plus petits (moins puissans), qui étaient soumis à celui qui avait pris la Belle de Liccari, et lui payaient tant par an comme tribut. Comme ils vont et voient cette extrême beauté, ils lui tombent aux pieds avec toutes leurs couronnes. — Majesté, dirent-ils, vous êtes si belle, que nous voulons être vos esclaves ; commandez, et nous et nos royaumes nous sommes tous sous votre domination. — Et tous les neuf lui présentèrent leurs couronnes. C’est ici qu’on voit combien est puissante la beauté sicilienne… La Belle de Liccari ne pouvait naître que chez nous, et la renommée de sa beauté a passé en proverbe :

Riche, heureuse, elle vécut bien ;
Nous, pauvres gens, nous n’avons rien.

Telle est cette histoire, écrite sous la dictée d’une jeune fille de Borgetto et traduite en français aussi littéralement que possible. Mais quelle était donc cette Belle de Liccari ? Selon toute probabilité, la belle d’Hyccara ou d’Hyccaraen, ancienne ville de Sicile, qui fut prise par les Athéniens commandés par Nicias environ 400 ans avant Jésus-Christ. Une petite fille de sept ans en fut emmenée captive et transportée à Corinthe, où elle rendit célèbre le nom de Laïs. Sa beauté vénale passa en effet en proverbe : on disait qu’il n’était pas permis à tout le monde d’aller à Corinthe. Cette ville, toute Gère de l’avoir accueillie, lui érigea un magnifique monument, frappa des médailles à son honneur, et, on le voit, les filles du peuple, dans l’île où elle est née, après vingt-trois siècles, gardent encore la mémoire de la courtisane immortelle.


IV

C’est ainsi que les bonnes femmes de Sicile rajeunissent les faits anciens ; en revanche, elles vieillissent certaines traditions du moyen âge et en surchargent la biographie des illustres païens