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byzantin, de la Mer-Noire à l’île de Chypre. Elle a même dépassé les limites de l’empire grec. Dans un manuscrit en langue slavonne-russe du XIVe ou du XVe siècle (ce même manuscrit qui renfermait la célèbre Chanson d’Igor et qui a péri dans l’incendie de Moscou en 1812) se trouvait un poème intitulé Vie et gestes de Digénis Akritas. Karamzine en a publié quelques fragmens. En outre, M. Pypine a rencontré dans un manuscrit russe du XVIIe· siècle le texte mutilé d’une chanson en honneur de ce héros. M. Vessélovski, dans un des derniers numéros du Messager d’Europe, à un moment où il avait connaissance des indications de M. Johannidis sur le poème de Trébizonde, mais non du poème lui-même, a entrepris une étude comparée des chansons en langue russe et en langue grecque sur Digénis Akritas. Les deux manuscrits slavons, à part quelques variantes, semblent avoir reproduit la même donnée, mais ils présentent d’importantes différences avec le poème byzantin. On y voit notamment Digénis hésiter d’abord entre Maximo et la fille du stratège, qui, elle aussi, est une héroïne célèbre ; mais il finit par épouser Eudocie.

Le cycle de Digénis Akritas, grâce à des traductions en langue slavonne, ne fut donc pas inconnu des lettrés de l’ancienne Russie. Il y a plus : leur peuple même, par je ne sais quelle infiltration de légendes, semble avoir entendu parler du héros grec. Dans des contes et des chansons russes, qu’analyse M. Vessélovski, il est question d’un certain Anika, originaire d’Evless. Faut-il reconnaître ici notre Akritas, né dans le palais d’Édesse ? ou bien Anika est-il purement Russe ? M. Vessélovski dit qu’on montre son tombeau dans la vieille Moscovie, près de Vologda, et que sur cette tombe maudite chaque passant est tenu de jeter une pierre. Si Anika est Akritas, il faut que le souvenir de celui-ci se soit bien déformé et perverti. Anika en effet est un brigand, un impie, qui détruit les églises, outrage les images, massacre le peuple chrétien. Il se met en route dans le dessein de couronner ses crimes par la profanation de Jérusalem. Sur son chemin, il rencontre un champion étrange : il a une tête d’homme, un corps de bête fauve, des pieds de cheval. L’inconnu décline son nom ; il s’appelle la Mort. Anika essaie de payer d’audace ; il menace son ennemi de le broyer avec sa massue et de le fouler aux pieds. « J’ai fauché bien d’autres héros, répond froidement la Mort, et toi aussi je te faucherai. » L’audace du brigand s’évanouit ; il demande grâce, offre un trésor pour se racheter, implore un délai d’un an, d’un mois, d’un jour. La Mort inexorable avec une scie invisible lui tranche les os et les veines. Le souvenir d’Akritas, non plus d’un brigand, mais de celui que le poème de Trébizonde appelle le type de la sagesse, se retrouve encore dans un conte russe, où la Mort lutte contre un guerrier. Elle