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mère fit sortir Constantin du cercueil : la pierre sépulcrale devint un cheval, la terre devint une selle, ses beaux cheveux blonds devinrent une bride, le ver du tombeau devint Constantin., Il court chez Eudocie et la ramène avec lui sur son cheval. Sur le chemin qu’ils parcourent, les petits oiseaux se mettent à chanter : « Comment se fait-il que les vivans marchent avec les morts ? » Eudocie commence à s’effrayer. Son frère la rassure ; mais sur le seuil de la maison paternelle, il disparaît. Eudocie tombe dans les bras de sa mère ― cet embrassement est le dernier, et, mortes, « on les ensevelit dans la terre où l’araignée file sa toile. » Comme le remarque M. Legrand, il existe en langue grecque plusieurs versions de cette chanson : on en a recueilli chez les Albanais et chez les Serbes ; M. Dozon vient d’en publier un texte bulgare. Enfin tout le monde connaît la ballade allemande : les Morts vont vite.

Le poème ne nous a pas dit précisément pourquoi meurt Akritas. Les chansons populaires en savent plus long. Deux cantilènes, l’une de l’île de Chypre, l’autre de Trébizonde, racontent comment Akritas fut provoqué en combat singulier par Charon, c’est-à-dire par la Mort. Il accepte, et dit : « Si je suis vaincu, Charon, prends mon âme ; mais si je suis vainqueur, Charon, donne-moi la vie. » Ils se prennent par la main et ils descendent dans la lice. « Là où Charon le prit, le sang jaillit ; mais là où Digénis le saisit, il lui broya les os. Ils luttèrent et combattirent pendant trois jours et trois nuits. Digénis vainquit Charon. » Ainsi le chevalier byzantin a triomphé même de la Mort ; mais Dieu en personne intervient et reproche à Charon de s’amuser à combattre au lieu de prendre les âmes. « Et Charon se transforma en un aigle doré : il se plaça sur la tête de Digénis, et il la creusa avec ses ongles pour lui arracher l’âme. Et Digénis agonise en un palais de fer, sur un lit de fer, sous des couvertures de fer. » Telle est la chanson chypriote ; dans celle de Trébizonde, il est dit au contraire que « Digénis lutta, lutta, ― et Charon ne fut pas vaincu. » Le résultat est le même : dans les deux tragoudia, comme dans le poème, l’invincible est dompté par la Mort.

Une dernière chanson semble combler la lacune du dixième livre, qui nous laisse au moment où Digénis fait approcher sa femme de son lit de mort. Alors, dit la chanson, « il presse les deux mains de la bien-aimée, lui-donne mille baisers et l’étouffé dans un étroit embrassement. » M. Triantaphyllidis, l’auteur du drame des Fugitifs, publié à Athènes en 1870, rapporte également dans sa préface une tradition d’après laquelle Digénis aurait étouffé sa femme entre ses bras pour ne pas l’abandonner vivante à ses ennemis.

On voit que la gloire d’Akritas s’était répandue au loin, puisqu’on retrouve des cantilènes en son honneur dans presque tout l’Orient