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la première m’entoure de ses bras et me donne un baiser. Puis les autres m’embrassent après elle, comme on embrasse un frère, et m’associent à leurs jeux. Les unes chantaient des cantiques, les autres menaient un chœur de danse. Je me promenais avec elles en silence, et je me sentais rajeuni. La nuit vint, je voulus partir, mais elles me retinrent. Je demeurai au milieu d’elles. Elles étendirent leurs tuniques à terre, me placèrent au milieu, et se mirent à prier. Je priai comme elles, avec autant de constance et de ferveur, et, me voyant ainsi en oraison, elles éprouvaient une grande joie. Je restai ainsi jusqu’au lendemain. » Dans ce charmant tableau, d’une finesse tout antique, où semble par momens revivre le génie riant de la Grèce, l’auteur a dépeint des sentimens que l’antiquité n’a guère connus. C’était une veine nouvelle de poésie délicate et gracieuse, et je n’ai pas besoin de rappeler tout ce que l’art moderne en a tiré[1].


III

Les œuvres dont il a été question jusqu’ici avaient ce caractère commun que, quoique destinées à servir de préparation et de matière à la poésie, elles étaient écrites en prose. Il nous reste à parler d’essais poétiques véritables, rudes et grossiers encore, mais où la langue et le vers d’Homère sont mis pour la première fois au service de religions ennemies du vieux polythéisme grec. Les chants sibyllins ont attiré de nos jours l’attention de la critique, et ils le méritent par les renseignemens curieux qu’ils peuvent fournir. Ils nous font pénétrer au cœur de ces populations orientales parmi lesquelles est né le christianisme ; ils nous montrent comment elles s’accommodaient du présent et les rêves qu’elles formaient pour l’avenir ; ils nous apprennent surtout les sentimens qu’excitait chez elles la domination de Rome, C’est ce qui explique le soin qu’on a pris d’en donner des éditions exactes, de fixer l’âge des diverses prophéties, d’essayer de comprendre les intentions de ceux qui les ont imaginées ou qui en ont fait usage[2].

  1. Il y a pourtant, dans le Pasteur d’Hermas, à côté de ces passages si gracieux et si tendres, quelques accens plus énergiques. L’ouvrage est écrit à l’approche d’une persécution. L’auteur l’annonce, et il veut y préparer les fidèles. Pour les raffermir, il leur montre par un symbole que l’église ne périra pas. Il la compare à une tour élevée par des anges, dont il nous raconte la construction avec les plus grands détails. Cette tour symbolique est aussi entrée dans les souvenirs de la poésie, et de l’art chrétiens. On la trouve figurée dans une peinture des catacombes de Naples, et Prudence s’en est souvenu lorsqu’à la fin de sa Psychomachia il nous dépeint le temple mystique que les Vertus triomphantes bâtissent au Seigneur.
  2. La meilleure édition du texte des Sibylles a été publiée par un de nos compatriotes, M. Alexandre, membre de l’Académie des Inscriptions. Cet ouvrage l’a occupé toute sa vie, aussi les excursus qu’il y a joints sont-ils pleins d’une érudition solide et étendue. Le livre de M. Vernes sur l’Histoire des idées messianiques résume d’une manière intéressante et solide le travail de la critique française et allemande sur une des questions les plus délicates de l’histoire des origines du christianisme. Celui que M. Delaunay a intitulé Moines et Sibylles manque quelquefois de précision et de rigueur scientifique. Ce qu’il dit des sibylles est assurément la meilleure partie de son ouvrage ; la traduction qu’il donne de leurs vers est bien faite, je la lui ai souvent empruntée. Peut-être est-il trop tenté de morceler ces divers chants sibyllins. Toutes les fois que se trahit quelque manque d’ordre ou de suite, il croit que c’est un oracle nouveau qui commence ; mais il est dans la règle que des prophéties ne soient pas parfaitement raisonnables et suivies, et quand M. Delaunay nous dit que ces poètes ne pouvaient pas se permettre trop de désordre « parce qu’ils écrivaient en grec et qu’ils s’adressaient à des Grecs, » il oublie que les Grecs ont été ravis de Pindare, qui ne se pique pas de suivre bien exactement sa pensée.