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prouve M. P. Mesnard peu honorablement pour notre grand poète, un tel sentiment a bien pu, par occasion et dans ses plus grandes ardeurs, chez un poète jeune et dans l’ivresse, affecter le caractère d’une véritable passion. Il y avait, paraît-il, des soupers de théâtre que Mme de Sévigné appelle des « diableries, » où le mari et les amans riaient et buvaient de compagnie. Boileau rappelle les bouteilles de Champagne bues par M. de Champmeslé, le mari de l’actrice, « vous savez aux dépens de qui. » On trouvera avec M. Mesnard que ce sont là « de singuliers banquets pour nos dieux classiques. » Il rappelle encore, en se transportant à une autre période de la vie de Racine, la sécheresse avec laquelle celui-ci, dans ses lettres à son fils, fait mention de la mort de la Champmeslé : c’est un souvenir aussi peu attendri que possible, une oraison funèbre de dévot[1]. De tous ces faits, le biographe conclut qu’on éprouve une certaine déception, dans la vie de Racine, à voir que « l’aliment a manqué à la flamme qu’il portait en lui, » et que, s’il y a eu à cette époque un poète inspiré par l’amour véritable, l’amour du cœur, « ce poète est non pas Racine, mais Corneille. » Tout cela est fort bien déduit : ajoutons toutefois que, dans cet amour de théâtre, tout ne se passait pas en soupers, qu’il a pu y avoir un fond qui nous échappe, — que l’indignité de l’objet ne prouve pas la froideur de la passion (témoin l’Alceste du Misanthrope), — qu’une passion très ardente peut avoir eu ses lâchetés ou ses aveuglemens, — que Mme de Sévigné, qui était en mesure de savoir quelque chose de tout cela[2], nous dit que Racine a fini par aimer Dieu « comme il aimait ses maîtresses, » qu’une passion de cette sorte n’exclut pas l’égoïsme et peut se concilier avec l’oubli le plus sec quand elle est passée, en un mot que, si Racine n’a pas connu l’amour noble et sublime que Corneille a peint dans le Cid, il a pu trouver dans les orages d’une passion peu édifiante les traits enflammés dont il a peint Phèdre, Hermione et Roxane.

De même que l’on est affligé de ne pas rencontrer l’amour vrai dans les passions de jeunesse de Racine, on l’est encore de ne pas le rencontrer davantage dans les vertueuses affections de sa maturité. On s’étonne de le voir passer si vite de ce que l’on peut

  1. A propos des relations de Racine avec la Champmeslé, que l’on nous permette d’indiquer un petit problème archéologique et psychologique. Dans la maison de la rue du Marais (aujourd’hui rue Visconti) où est mort Racine, une plaque indique que la Champmeslé a demeuré dans cette maison. Sur quoi repose cette tradition ? Si le fait était vrai, ne serait-il pas étrange et médiocrement délicat que Racine fût allé demeurer en famille dans un lieu où il avait pu connaître l’actrice, et où, en tout cas, son nom et son souvenir pouvaient se présenter naturellement et fréquemment ?
  2. Le jeune Sévigné était le rival de Racine, et Mme de Sévigné était, on le sait assez, la confidente des amours de son fils.