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curiosité, enfin les petites légèretés d’un séminariste émancipé, mais rien qui annonce les grandes émotions, les troubles profonds, les orages de la vie. Dans la seconde période, dont il ne nous reste absolument rien, Racine paraît avoir été surtout entraîné par les sens et par le plaisir, et, s’il y a eu des tempêtes, on ne voit pas que l’âme et le cœur y aient été très intéressés. Enfin dans la troisième période c’est le devoir et la piété qui dominent presque exclusivement. Une noble amitié, un amour paternel plein de sollicitude, une fidélité conjugale irréprochable, une piété tendre et soumise, nous montrent alors dans Racine un parfait honnête homme ; mais d’imagination et de poésie pas un mot, et cependant cette imagination se retrouvera brillante et sublime le jour où il faudra écrire Esther et Athalie.

Quelle cause a donc ainsi limité, refréné l’imagination de Racine dans la vie réelle ? C’est la même que celle qui lui a fait quitter le théâtre dans toute la maturité de son génie : c’est la dévotion. Port-Royal, voilà le vrai coupable. Port-Royal a élevé Racine : c’est son honneur ; mais il l’a éteint trop tôt et trop émondé : c’est là son crime. On a cherché à expliquer par bien des raisons l’abandon prématuré que Racine a fait du théâtre. Ce serait, suivant les uns, le découragement et même « le désespoir » (l’expression est de Valincour) où le plongèrent les intrigues et les manœuvres qui accompagnèrent l’apparition de la tragédie de Phèdre. Suivant d’autres, ce serait la charge d’historiographe que Louis XIV lui avait donnée, ainsi qu’à Boileau, qui lui aurait retranché tout son temps, et lui aurait fait sacrifier le théâtre pour la cour. Mme de La Fayette, dans ses Mémoires[1], s’est faite l’écho de ces bruits de salon. Ces causes ont pu être pour quelque chose dans la détermination de Racine ; mais la cause véritable, décisive, qui a tout entraîné, c’est sa conversion. Il a été saisi du même scrupule, du même remords qui à cette époque ramenait à Dieu un si grand nombre de ses contemporains. C’est la conversion de Pascal, de Rancé, de La Vallière, de la princesse palatine, du jeune Sévigné, de tant d’autres livrés pendant un temps à tous les plaisirs, à toutes les passions du monde, puis s’humiliant, s’abaissant devant Dieu dans la seconde période de leur vie. La piété de Racine alla si loin dans ce moment de crise qu’il fut sur le point de se faire chartreux. On ne sait rien ou presque rien des circonstances qui ont

  1. Pour glaner quelque chose après M. P. Mesnard, nous lui signalerons ce mot de Mme de La Fayette, qui n’est pas3, je crois, dans sa notice, « Racine, le meilleur de nos poètes, que l’on a tiré de sa poésie, où il était inimitable, pour en faire, à son malheur et à celui de tous ceux qui ont le goût du théâtre, an historien très imitable. » (Mémoires de la cour de France, édit. Petitot, t. LXV, p. 68.)