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amené une révolution morale si soudaine : ce qui est certain, c’est qu’elle fut profonde et durable, au point même d’exciter les plus vifs regrets de la postérité. Non-seulement il coupa les ailes à son génie, encore si jeune et si riche, mais on nous affirme qu’il brûla avant sa mort une tragédie d’Alceste, dont plusieurs de ses amis assuraient, suivant Longepierre, avoir entendu quelques morceaux admirables[1]. Il est permis de dire, avec M. P. Mesnard, « qu’aucune piété ne commandait une immolation si dure. » Ajoutons cependant que, si la piété de Racine nous a ravi des chefs-d’œuvre, elle en a aussi suscité. Peut-être quelques tragédies profanes de plus, où son génie se serait imité lui-même et eût fini par s’affaiblir, sont-elles plus que compensées par cette merveille d’Athalie où l’imagination s’est déployée avec d’autant plus de richesse qu’elle s’était pendant plusieurs années reposée et rafraîchie.

De toutes les faiblesses du cœur humain, après sa conversion, Racine n’en garda qu’une seule : celle de la cour. Il aimait Louis XIV ; il aimait la grandeur ; il aimait Versailles, et il ne dédaignait pas d’y jouer son rôle. Un étranger, Spanheim, a même peint d’une manière des plus dénigrantes et probablement des plus injustes ses prétentions au rôle de courtisan en même temps que ses prétentions à l’indépendance : « Il complimente avec la foule ; il blâme et crie dans le tête-à-tête. » En revanche, les témoignages de Saint-Simon et de Dangeau lui sont très favorables. « Rien du poète dans son commerce, dit le premier ; tout de l’honnête homme et de l’homme modeste, » et le second : « Je n’ai jamais connu personne qui eût autant d’esprit que celui-là. » Racine à la vérité poussa assez loin son rôle de courtisan, puisqu’on le voit, lui qui par dévotion venait de se refuser à faire pour le théâtre des tragédies telles que Phèdre, consentir, sur la demande du roi et de Mme de Montespan, à commencer un opéra sur la chute de Phaéton. Ainsi celui à qui sa conscience interdisait d’être l’émule de Sophocle et d’Euripide voulait bien, pour plaire à la cour, se faire l’émule de Quinault. Ces traits nous indiquent dans Racine, malgré la beauté de son âme, une certaine mollesse et faiblesse de caractère. C’est cette mollesse qui, dans son adolescence, en aurait fait un homme d’église sans trop de résistance, dans sa jeunesse le mettait aux pieds d’une courtisane, et dans son âge mûr l’enchaînait à la cour. Il est vraisemblable que Racine a éprouvé cette sorte d’ivresse des gens de lettres qui, nés dans une condition moyenne et bourgeoise, sont portés par leurs talens dans les

  1. Fénelon affirme, dans sa Lettre à l’Académie française, que Racine avait essayé de faire une tragédie sans amour, à la manière grecque, et qu’il avait commencé un Œdipe ; mais Louis Racine conteste cette assertion.