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générale ou personnelle. Il y a certaines conditions communes à tous les hommes qui permettent d’agir sur tous à peu près de la même manière ; il y a en outre une connaissance spéciale des caractères, des âges, des sexes, des individus, des situations, qui fait que l’on agit diversement selon les circonstances. Cet art, qui ressemble si bien à celui de la médecine, et dont on peut user, comme de celui-ci, pour le bien et pour le mal, réussit à manier les âmes en quelque sorte à leur insu et sans qu’elles aient conscience de l’empire exercé sur elles. Tel est l’art de l’escamoteur qui vous fait choisir la carte qu’il a désignée d’avance. Un prestidigitateur remarquable avait inventé, il y a quelques années, des tours qu’il appelait psychologiques et qui consistaient à deviner la pensée du spectateur, précisément parce qu’il avait trouvé le moyen de la lui suggérer infailliblement. On prétend que les femmes sont très habiles dans cette sorte d’art et qu’elles savent faire vouloir à leurs maris ce qu’elles désirent elles-mêmes : c’est ainsi qu’elles concilient l’obéissance apparente qu’exige la loi avec l’amour du gouvernement, qu’elles possèdent au plus haut degré. Cette loi, que nous appelons loi de suggestion, est encore le principe de la rhétorique. C’est de là que viennent les principales règles de cet art, qui consistent à tourner les esprits du côté où ils doivent être plies pour entrer dans nos vues. Enfin l’art d’écrire lui-même est en grande partie fondé sur les mêmes principes.

La loi de suggestion, dérivée de la loi d’association, offrait trop de ressources à l’art du poète pour qu’on n’en trouve pas dans les auteurs tragiques ou comiques de nombreuses applications. Rien de plus intéressant pour un spectateur, rien de plus tentant pour un grand peintre des mœurs et des caractères que le tableau d’une âme faible et aveugle tournée par une volonté forte et savante vers un but fixé d’avance, et où elle croit aller d’elle-même et de son plein gré. C’est le cas de la célèbre girouette de Bayle, qui se croirait libre parce que le vent la tournerait du côté de son propre désir ou de ses passions.

L’art dramatique offre deux grands exemples de cette loi de suggestion ou d’insinuation. C’est, dans Shakspeare, la célèbre scène de Yago, et dans Racine, la scène de Narcisse et Néron. On a souvent comparé ces deux scènes, différentes à tant d’égards, mais dont le mouvement est tout à fait semblable, parce que les deux poètes, sans s’être connus, ont eu devant les yeux la même loi du cœur humain. Yago, dans Shakspeare, Narcisse, dans Britannicus, représentent ce qu’on appelle le traître en style de mélodrame[1] ; ils en

  1. Il est curieux de remarquer que Britannicus est construit tout à fait sur le plan d’un mélodrame. Néron est le tyran, Narcisse le traître, Burrhus l’homme vertueux, Junie la victime innocente et persécutée. Mettez ce drame au moyen âge, habillez les héros de costumes romantiques, traduisez en prose déclamatoire la sublime poésie de Racine, ajoutez-y quelques scènes matérielles : Locuste préparant le poison et faisant mourir un esclave pour l’essayer, Britannicus expirant sur la scène, etc., et vous aurez un magnifique mélodrame. Est-ce pour déprécier la pièce de Racine que nous faisons cette remarque ? Bien au contraire ; c’est pour montrer combien elle est dramatique, et que, si elle laisse le monde un peu froid, c’est qu’un goût supérieur, épurant les moyens d’action, a retranché tous les effets grossiers pour ne retenir que l’essentiel. Telle est la différence de la tragédie et du drame moderne. Au point de vue de la tragédie, le beau monde est peuple, et même le peuple, dans sa naïveté, est encore plus capable de comprendre la tragédie que le beau monde.