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silencieuse et furtive, personne ne lui dit dans toute sa vie qu’elle fut belle, chose si nécessaire aux femmes ; son père, penché sur ses livres, abandonnait le monde et sa fille chérie à la toute-puissante sagesse du Seigneur. D’abord il avait été marchand, mais, la cabale l’attirant de plus en plus dans ses cercles mystiques, il s’en tenait aux fonctions de faktor[1]) du seigneur de Polawski, encore n’était-ce pas tant à cause du petit avantage pécuniaire que par attachement, son père et son aïeul ayant exercé le même emploi ; la dignité de faktor se transmettait héréditairement dans la famille Konaw comme la seigneurie de Pisariza dans la famille Polawski ; on n’aurait pu imaginer un Polawski sans un Konaw. Quand le père Konaw n’était pas plongé dans l’étude, il s’occupait donc des affaires de son patron ; le mince traitement qui lui était alloué suffisait à nourrir ses enfans, Chaike et Jehuda. Ce vieillard mal vêtu était cité comme un modèle par toute la congrégation. Aux prières du matin et du soir, son riche coreligionnaire Rosenstock se plaçait respectueusement auprès de lui, suivant tous ses mouvemens du coin de l’œil pour les imiter : Konaw déposait pour commencer un livre devant lui, — personne, pas même Rosenstock, ne sut jamais quel était ce livre, — puis il se couvrait le chef d’un petit bonnet noir surmonté d’un grand mouchoir blanc, roulait la bande de prière autour de son bras nu et se mettait à invoquer Dieu, tantôt en courbant, tantôt en redressant le corps. Tant qu’il marmottait son hébreu, Rosenstock faisait de même sans jamais oublier d’élever la voix ou de la laisser retomber avec lui ; mais si, au milieu du tapage produit par le chant monotone de cent fidèles, Konaw se mettait à crier comme un vrai chassidéen[2], le riche Rosenstock gardait humblement le silence, ces cris lui paraissant être un privilège à part qu’il n’eût osé disputer au pieux Konaw. Cependant le brave homme n’était, nous l’avons dit, qu’un demi-saint, il ne pratiquait pas les austérités de ces chassidéens parfaits, toujours errans et qui se défendent de séjourner plus d’une nuit au même endroit, il ne jeûnait pas sept jours ni même trois jours et trois nuits de suite, mais il s’abstenait de viande, se roulait l’hiver dans la neige, l’été sur les épines, et ses heures les plus douces étaient celles qu’il passait en compagnie du Zohar à la triste clarté d’une mauvaise lampe. Alors les anges volaient alentour, alors il foulait du pied les démons comme des serpens écrasés.

Jehuda avait été nourri par lui de la foi et de la sagesse cabalis-

  1. Factotum.
  2. Sectaires qui aspirent à la perfection en faisant plus que Dieu n’exige. Ce nom sert particulièrement à désigner une secte juive répandue en Pologne et dans les contrées slaves méridionales.