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terre, toutes les villes, toutes les pierres précieuses passèrent dans cette nomenclature ; ensuite l’embarras redoubla. Si le Juif portait un caftan de satin, on lui disait : — Tu te nommes Atlas (satin). — L’aïeul du mari de Chaike venait peut-être d’acheter une perdrix (rebhuhn). — Ce fut ainsi qu’elle reçut ce nom d’oiseau auquel fut ajouté par la suite le sobriquet de Belette. Cette bonne habitude de résumer le portrait moral et physique de chacun en une seule épithète expressive, inséparable de sa personnalité, a été empruntée par nos Juifs aux Russes de Gallicie. La façon de courir çà et là pour amasser qui distinguait Chaike, sa précipitation inquiète motiva ce surnom railleur, qui n’avait du reste rien d’injurieux. Elle était fille de Lévi Konaw, homme pauvre, mais considéré ; quelques-uns le vénéraient même comme un demi-saint, et il avait la réputation d’être versé non-seulement dans la Thora[1] et le Talmud, mais encore dans le Zohar[2]. Chaike enfant ressemblait à ces prunes vertes qui, tombées de l’arbre avant le temps, sont aigres au regard, avant que la bouche même ne les ait goûtées. Devenue grandelette, elle passa du vert au jaune verdâtre ; femme et mère aujourd’hui, elle est arrivée à la limite de développement que lui assigne la nature : on dirait un enfant qui ne peut vieillir, mais qui en même temps ne fut jamais jeune. L’expression de ce visage sans fraîcheur est toute candide, mais des plus intelligentes ; ses grands yeux étincellent comme s’ils étaient toujours mouillés de larmes ; cette petite femme maigre et pâle paraît être la faiblesse même, et pourtant elle nourrit de ses mains trois enfans, tout son orgueil, et pourtant elle comparaît aujourd’hui accusée d’un crime. La chose est difficile à croire, car Chaike a toujours pratiqué ce précepte de Salomon : « ne sois pas pieux à l’excès et ne te crois pas trop sage. » Elle n’est par conséquent ni orgueilleuse, ni impitoyable aux autres, et s’est tenue jusqu’ici à l’écart des passions et des vanités qui nous déshonorent tous plus ou moins. Criminelle, la pauvre Chaike au cœur si doux et si honnête, toujours prêt à secourir le prochain et à déborder d’amour sans rien recevoir en échange ! On dit que nul passereau ne tombe du toit sans que la volonté de Dieu s’en mêle, mais vraiment il semble que Dieu ait tant à faire avec les passereaux, qu’il oublie parfois une bonne âme et que celle-ci glisse et tombe comme il advint à notre pauvre Chaike. La mère de Chaike mourut lorsque celle-ci commençait à marcher ; personne ne l’aida donc ni ne la caressa jamais, personne ne fit attention à cette enfant qui passait

  1. La loi de Moïse.
  2. Le livre par excellence des cabalistes.