Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 11.djvu/444

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’équilibre du monde. Une parole de la France dans le sens indiqué « eût certainement été écoutée, » pour emprunter une expression à la lettre impériale du 11 juin, car il n’est pas jusqu’au prince Gortchakof lui-même qui ne parlât à ce moment de la nécessité d’un congrès général[1]. Sous le coup de la première et violente commotion causée par l’effondrement subît de l’Autriche, à la vue de tant de parens et cousins de son auguste maître menacés de spoliation et de ruine, le chancelier russe avait en effet laissé échapper ce mot vrai de la situation. Si dévoué qu’il fût à son ancien collègue de Francfort, si fasciné par son génie, Alexandre Mikhaïlovitch n’avait pas encore assez dépouillé le vieil Adam, l’attaché de la suite du comte Nesselrode aux réunions de Laybach et de Vérone, pour admettre d’emblée qu’une transformation si considérable du droit public pût s’effectuer à l’insu de l’Europe et en dehors de son consentement. Comment le cabinet des Tuileries ne saisit-il pas au mot le chancelier russe ? Comment n’essaya-t-il pas de provoquer un concert des puissances devant un bouleversement aussi menaçant pour la balance des états ? Comment ne vit-il pas qu’en traitant séparément avec M. de Bismarck il ne faisait que le jeu du vainqueur ? Malgré tous ses triomphes, malgré même toute son audace, le ministre de Prusse n’eût pas été médiocrement embarrassé de venir demander devant l’aréopage des puissances l’abolition presque complète des traités de 1815, le détrônement de l’antique maison des Guelfes ou l’expulsion de l’empire des Habsbourg du sein de l’Allemagne, et on verra dans la suite les habiletés qu’il mit en œuvre pour se soustraire à un pareil contrôle et rendre la France complice dans cette éclipse de l’Europe. Fatalité bizarre de l’idéologie napoléonienne ! le rêveur de Ham avait passé tout son règne à proposer des congrès, à les invoquer aux momens les plus inopportuns, dans les circonstances les moins propices, et il négligea d’appliquer cette panacée tant célébrée et recommandée dans la seule occasion où elle était réclamée par le bon sens et le bon droit, dans la seule crise où elle eût pu devenir utile, salutaire ! Bonheur non moins surprenant du ministre de Guillaume Ier, qui fut « sauvé du congrès, » selon le mot du comte Usedom, et sauvé à deux reprises dans l’espace de quelques semaines : au mois de juin, grâce à la complaisance du prince Gortchakof, et au mois de juillet, grâce à l’infatuation de la France ! On n’ignorait pas certes aux Tuileries la velléité

  1. Ce ne fut du reste qu’une courte velléité de la part du prince Gortchakof, un propos sans conséquence et dont nous trouvons la seule trace authentique dans une phrase obscure d’une dépêche de l’ambassadeur français à Berlin. Voyez Benedetti, Ma Mission en Prusse, p. 226.