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les inondations de la garonne.

qu’au moment où le torrent, maître de la rue, vient lui boucher la porte de sa maison. C’est ce qui arriva à la malheureuse population de Saint-Cyprien, appartenant en grande partie à la classe ouvrière et à la petite industrie. Comme je l’ai dit, personne ne croyait à l’imminence d’un danger jugé impossible, et d’un autre côté ces pauvres gens ne pouvaient se résoudre à abandonner leur demeure, ou, pour parler plus exactement, ce qu’elle contenait. Les femmes se faisaient surtout remarquer par cette obstination, et, pendant qu’elles s’attardaient à faire un choix parmi les pièces de leur vestiaire et à empaqueter celles qu’elles voulaient emporter, l’eau leur coupait brusquement la retraite.

Ce fut vers quatre heures de l’après-midi que les habitans de Saint-Cyprien se décidèrent enfin à ouvrir les yeux. Malheureusement il était déjà trop tard pour beaucoup d’entre eux. Les digues qu’on avait essayé d’improviser en amont du faubourg venaient de céder à la pression toujours croissante des eaux et bientôt le torrent, envahissant les rues, remplissait les caves, inondait les rez-de-chaussée et rendait impossible toute circulation. Les bateliers de la Garonne, qui depuis le matin n’avaient cessé de travailler au sauvetage des habitans du faubourg Saint-Michel, du quai de Tounis et du quartier des Amidonniers, se disposèrent aussitôt à continuer leur œuvre de dévoûment sur la rive gauche du fleuve. En même temps des soldats d’artillerie à cheval, suivis de leurs fourgons, parcouraient les rues envahies et recueillaient dans leurs voitures les malheureux habitans. Il en était de même des omnibus, réquisitionnés à cet effet. Bien que les maisons qui bordaient l’avenue de Muret eussent déjà disparu emportées par le torrent, bien que nombre d’habitations du faubourg Saint-Cyprien eussent subi le même sort, et que la crue continuât toujours, personne, je crois, ne se doutait encore à ce moment de l’horrible catastrophe qui se préparait. L’activité, le dévoûment des artilleurs et des bateliers, aidés de quelques hommes courageux qui faisaient le sacrifice de leur vie pour venir en aide à tant de victimes, eussent peut-être suffi pour arracher à la mort le plus grand nombre de ces infortunés et restreindre la catastrophe dans de certaines limites. Un défaut de proportion entre le nombre et les dimensions des arches du Pont-Neuf et le débit de la Garonne dans ses momens de grande crue allait changer le désastre en cataclysme. Tandis que le pont Saint-Michel, situé en amont du Pont-Neuf, s’étend sur un espace d’à peu près 500 mètres, ce dernier n’a qu’environ 130 mètres de longueur. L’eau, ainsi refoulée comme dans un entonnoir, devait nécessairement se déverser ailleurs lorsque le débit du fleuve dépasserait le débit du pont. C’est ce qui eut lieu sur les cinq heures. À ce moment, la Garonne, d’après les calculs les plus modérés des ingé-