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les inondations de la garonne.

plus en plus rares, les malheureux habitans étaient obligés de fuir d’étage en étage et de se frayer un chemin à travers les toits jusqu’à ce qu’ils eussent gagné une maison qui leur parût plus solide que la leur.

Une circonstance toute fortuite venait aggraver chez beaucoup l’horreur de la situation. De même que lors de l’inondation de 1772, le cimetière de Rapas, situé en amont de Saint-Cyprien, avait été labouré par les eaux, et des croix de bois, quelquefois des cercueils, quelques-uns même prétendent des os en putréfaction, venaient flotter à la hauteur des étages où se tenaient les habitans et entraient parfois dans les maisons. Pour ces populations méridionales, facilement accessibles aux impressions, n’était-ce pas là un nouveau signe de la colère divine qui se manifestait d’une façon si terrible ? Plusieurs personnes assurent qu’un cercueil parti le matin de l’Hôtel-Dieu fut ramené le soir dans la salle d’où il était sorti. Disons à ce propos que, grâce à l’activité déployée par l’administration de l’Hôtel-Dieu et de l’hospice de la Grave, tous les malades de ces deux établissemens purent être évacués à temps vers l’hôpital militaire, situé sur la rive droite. Du reste ces deux édifices résistèrent à l’inondation, il en fut de même de plusieurs habitations particulières dont la construction n’avait pas été négligée ; mais la plupart des maisons s’effondraient de minute en minute avec un fracas épouvantable qui achevait de glacer d’effroi cette malheureuse population. Réfugiés aux derniers étages de leurs demeures ou sur les toits, ne voyant autour d’eux que des scènes de destruction, ces infortunés ne se faisaient nullement illusion sur le sort qui leur était réservé, et, comme les naufragés d’un navire qui s’engloutit, attendaient la mort en prière ou dans les sombres fureurs du désespoir. Chez certaines personnes, principalement chez les femmes, ce mélange de résignation, de perspectives tragiques, d’appréhensions confuses, provoquait parfois des effets psychologiques extraordinaires. Au couvent des Feuillans, les jeunes filles, sous la conduite des religieuses qui étaient à leur tête, passèrent la nuit en prière pour se préparer à la mort qu’elles attendaient à tout instant, et quand au matin une barque montée par des militaires vint les chercher, plusieurs d’entre elles semblaient hésiter à se livrer aux bras de leurs libérateurs, comme si elles répugnaient à reconquérir une existence dont elles avaient fait l’abandon. Au milieu de cette confusion, où le hasard et l’imprévu tenaient une si large place, il s’opérait parfois les sauvetages les plus étranges. Au moment où une maison s’effondrait, le toit ou un plancher, se détachant des murs, flottait à la surface du courant. Le malheureux qui se trouvait sur ce radeau improvisé se hâtait de le quitter pour s’accrocher aux branches du premier arbre qu’il rencontrait sur son