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loi du progrès ? Non, car la loi ainsi comprise s’impose avec une absolue nécessité aux phénomènes qu’elle gouverne. Or nécessité exclut liberté, et les faits de l’histoire sont les produits d’une cause libre. Ou qu’il ne soit plus question de la loi du progrès, ou cessez de parler de la liberté.

Telle est sur ce point l’argumentation d’un esprit d’une rare vigueur, M. Renouvier. Cette conclusion, à laquelle avaient déjà abouti Herbart et Schopenhauer, semble paradoxale : le tout est de s’entendre sur la signification du mot loi. On n’a jamais contesté que la liberté n’eût sa loi, et cette loi, c’est la loi morale. Sans contraindre l’agent libre, elle impose à son activité l’obligation de tendre vers un idéal qui est le bien. S’il obéit, il remplit sa destinée d’être raisonnable ; s’il n’obéit pas, il la manque ; mais, observée ou violée, la loi n’en est pas moins loi, en ce sens qu’elle commande absolument et que la raison aperçoit un désordre partout où elle aperçoit une révolte de la volonté contre la règle du bien. La loi du progrès est, croyons-nous, de cette sorte. L’humanité conçoit, obscurément d’abord, plus clairement à mesure qu’elle avance, un idéal de science, de justice, de perfection. Y marcher, voilà sa loi ; mais nulle nécessité ne l’y pousse : elle est toujours libre de s’arrêter ou de retourner en arrière. Bien des peuples déjà ont rejeté la vie, de même que bien des individus choisissent le mal, et l’humanité tout entière, comme les individus et les nations qui composent son corps immense, pourrait à la lumière préférer les ténèbres et s’enfoncer peut-être jusqu’à y périr dans la sensualité, l’égoïsme, l’injustice. Cela ne sera pas ; cependant nulle nécessité métaphysique ne s’oppose à ce que cela puisse être. Telle est la dignité suprême de l’être libre, individuel ou collectif, qu’il petit indéfiniment retarder l’avènement du règne de Dieu sur terre, et tandis qu’une invincible nécessité maintient l’ordre au sein du monde matériel, il peut, lui, faire l’ordre ou le de faire au sein du monde moral.

Cette conclusion a été vigoureusement développée dans un livre récent et fort remarquable de M. Francisque Bouillier. M. Bouillier est trop fermement convaincu de l’existence du libre arbitre pour croire au progrès nécessaire, et, tout en admirant comme il convient les merveilles de la civilisation contemporaine, il n’admet pas que ces conquêtes soient si solidement assurées qu’elles nous dispensent de toute vigilance. Toujours la barbarie est à nos portes ; sous le masque des théories subversives, avec l’aide de toutes les mauvaises passions, armée des formidables ressources de la science, toujours elle est prête à donner l’assaut à l’ordre social. M. Bouillier énumère avec une rare pénétration les dangers de toute sorte qui