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menacent les sociétés modernes, et, s’il jette un cri d’alarme, ce n’est pas qu’il soit pessimiste et désespère de l’avenir, c’est qu’à son avis on est trop tenté d’oublier où sont le remède et le salut.

Ils sont uniquement dans l’énergie morale, l’intégrité du caractère, la pratique ferme et constante de la vertu. Sans cela, ni la liberté ni l’instruction, fût-elle gratuite et obligatoire, ne peuvent suffire. Ce sont des armes à deux tranchans qui, selon l’usage qu’on en fait, peuvent produire plus de mal que de bien et blesser ceux-là même qui s’en servent. Or la morale seule enseigne à chacun l’emploi qu’il doit faire des puissances et des facultés dont il dispose. C’est elle qui, façonnant au dedans l’essentiel agent du progrès, l’activité consciente et libre, lui imprime l’élan qui l’arrache au joug des instincts inférieurs et l’oriente pour ainsi dire vers la perfection.

Si donc il y a une loi du progrès, elle se confond avec la loi morale, et la condition fondamentale du progrès, c’est la pratique de cette loi. Mais l’analyse pourrait pousser plus loin. Les utilitaires exceptés, les moralistes s’accordent à reconnaître que certains sentimens, certaines tendances, certaines dispositions de la nature humaine ont en soi plus de noblesse, plus de dignité, plus de perfection que certains autres, et que nous jugeons a priori de cette excellence relative. Ainsi la chasteté vaut mieux que la débauche, indépendamment des conséquences funestes que celle-ci peut entraîner pour l’individu ou la société. Qu’est-ce à dire, sinon que nous apprécions nos instincts, nos désirs, et, par suite, les motifs de nos actes volontaires d’après un modèle inné de perfection ? Et qu’est-ce au fond que cette idée de parfait, principe et mesure de nos jugemens moraux, sinon l’idée de Dieu ?

On voit par où la question du progrès se rattache pour nous à la religion. Si la notion de Dieu, la religiosité, est vraiment, comme l’a montré M. de Quatrefages, le caractère distinctif de l’espèce humaine, on s’explique aisément pourquoi, de tous les animaux, l’homme seul est progressif. Dès lors on sera disposé à voir, avec Bunsen, dans le sentiment que l’homme a de Dieu la force primordiale et constante qui meut les nations, le souffle toujours vivant qui pousse l’humanité vers le vrai et le juste, l’instinct originel de notre race, instinct qui, se développant graduellement de l’inconscience à la conscience, donne naissance à toute langue, à toute constitution sociale et politique, à toute civilisation. On accordera toute l’attention qu’elle mérite à l’hypothèse de Schelling, qui place dans un monothéisme primitif, commun à tous les hommes, la racine de toutes les religions-île l’ancien monde. On comprendra enfin dans quel sens le progrès peut être indéfini, car la vertu est