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forme une sorte d’épi, de jetée naturelle, derrière laquelle les navires trouvent un abri assuré. Sur cette langue de sable s’élève la maison en bois du cocman, marchand danois qui vient pendant l’été faire le commerce d’échange avec les habitans des environs.

L’action de la mer, moins violente dans cet espace abrité que du côté du large, emporte avec moins de facilité les matériaux entraînés par la fonte des neiges, les éboulemens et la chute des torrens. Des alluvions se forment qui donnent naissance à d’étroites bandes de terrain dont l’herbe est mise à profit par les habitans de quelques bœrs disséminés sur le pourtour intérieur de la baie. Des rivières généralement très poissonneuses débouchent dans le fiord que les sables qu’elles entraînent, ainsi que la désagrégation des montagnes, tendent incessamment à combler.

Aussitôt qu’il a découvert les bâtimens de pêche, le navire de guerre se dirige vers eux et leur fait connaître le fiord dans lequel il va d’abord se rendre, le nombre de jours qu’il compte y passer, et le fiord dans lequel il fera sa seconde station. Les navires qui veulent être réparés font alors route sur l’un des deux points indiqués. D’autres, qui n’ont besoin que de quelques secours en vivres ou en recharges, les reçoivent séance tenante. Les malades sont visités et embarqués, si leur état inspire des craintes sérieuses, sur le navire de guerre, qui se dirige ensuite vers le fiord où l’ont déjà précédé les pêcheurs. C’est généralement par Patrix-Fiord qu’on commence. Le fiord, désert pendant presque toute l’année, prend à cette époque un aspect d’animation inusité. Groupés autour du bâtiment de guerre, les navires marchands se préparent aux réparations qui vont leur être faites ; d’autres viennent s’échouer sur la plage pour nettoyer leurs carènes ou pour mettre à l’air les avaries de leurs coques. Les chasseurs déjà arrivés transbordent les morues ; les charpentiers et les forgerons de la station travaillent sans relâche ; les échos de la baie retentissent du bruit des enclumes et des marteaux ; le cocman débite force petits verres de trois-six frelaté. La nuit ne vient pas interrompre ce mouvement de bruit et d’activité, puisqu’à cette époque il n’y a pas de nuit en Islande. On dort à bâtons rompus, sans se soucier de l’heure, quand le sommeil arrive. Les coqs, embarqués au départ de France et jaloux de s’acquitter consciencieusement de leur devoir, ne savent plus comment retrouver le moment précis où ils devraient saluer l’aurore. On prend si facilement l’habitude de ce jour continuel que, pour mon compte, lorsqu’à la fin de juin, vers onze heures du soir, je pouvais apercevoir quelques étoiles qui commençaient à se montrer au zénith, c’était avec un sentiment de regret que mon souvenir s« reportait vers la nuit du 23 au 24 mai, pendant laquelle j’avais vu