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par le Prophète en passant par la Juive, qui ne porte la marque de cette union de la musique et du drame, en dehors de laquelle aucune œuvre sérieuse ne saurait exister. Ces œuvres pourtant, j’en conviens, ont un immense tort, celui d’avoir été composées sans aucune espèce de préoccupation théorique, et selon cette simple esthétique du bon Dieu dont se servait Titien lorsqu’il disait : Je peins les belles femmes parce qu’elles sont belles. — Vous qui avez plus de système que d’imagination, vous proscrivez l’imagination et bannissez de votre république ces pauvres diables d’inspirés qui manquent de système et dont le génie est une simple idée, una certa idea che vi vienne all’ mente. Gluck lui-même, le grand précurseur, n’obtient point pleine indulgence : « Je ne conteste pas que Gluck ait eu le sentiment de cette indivisibilité de l’élément poétique et de l’élément lyrique, mais la pensée ne lui vint pas d’arriver à ses fins en sacrifiant les propres formes de son art, et cette faute eut pour conséquence de ne rien changer à la position secondaire du poète, forcé comme devant à se soumettre aux intentions du compositeur[1]. » La musique s’ingérant de jouer le premier rôle dans un opéra, imaginez un peu le beau scandale !

Je vous trouve, ma chère, une fille suivante
Un peu trop forte en gueule et fort impertinente !

Les réformateurs écrivent des préfaces et de gros livres, mais c’est par des chefs-d’œuvre que s’opèrent les vraies réformes. Au lendemain des violens orages du gluckisme, Mozart arrive bien à point. Sa figure nous apparaît comme celle de l’ange pacificateur, il endort la tempête, veille au sauvetage et ravit à la bourrasque toute sorte d’élémens précieux que Gluck dans sa furie de rénovateur avait jetés par-dessus bord, peut-être au plus grand avantage du drame lyrique, mais certes au grand détriment de la musique. Il réconcilie la mélodie avec le drame, emploie comme Gluck l’orchestre au développement de l’expression scénique, mais avec quel accroissement de richesses et quelle supériorité de couleurs ! De Don Juan procède l’opéra romantique entier, de même que c’est dans l’Euryanthe de Weber qu’il faut aller chercher la source de ce drame historique musical autour duquel on mène tant de bruit. Lohengrin n’est autre qu’un rifacimento systématique de la conception de Weber, il existe entre les deux ouvrages une ressemblance irrécusable, et remarquez que je dis cela non point simplement parce que les deux sujets se répètent et dans les personnages et dans les situations ; la douce et timide Eisa nous représente la plaintive Euryanthe également innocente et persécutée, de même

  1. Franz Hüffer, the Music of the Future.