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poésie ? Quelle clarté dans ce dialogue intime du maître avec son instrument ! Suivez la phrase musicale, et, mieux que les plus beaux vers, elle vous fera pénétrer dans le drame profond, humain, qui se déroule devant vous. Aucun trait de cette âme ne vous échappera, vous aurez ses vibrations les plus secrètes de joie et de douleur, ses tendresses, ses rêveries, ses délires, ses désespérances, et qu’elle pleure, rie ou se lamente, l’expression restera toujours simple, toujours vraie ; la hauteur morale se maintiendra. Les dernières sonates présentent sur ce point des exemples bien intéressans, et je citerais là maint adagio qui vous parle métaphysique, infini et royaume de Dieu avec l’élévation et l’autorité d’un Bossuet. Rien du discours parlé, de ces auxiliaires programmatiques introduits si fâcheusement depuis par Berlioz, et cependant vous ne perdez pas une larme, pas une ironie de cette émotion. Son pittoresque même est l’expression du sentiment inspiré par le paysage et non la peinture de ce paysage[1]. C’est qu’il y a dans la poésie des poètes, et surtout dans leur théâtre, un matériel d’intentions que la musique ne comporte pas : la musique s’assimile des caractères, des passions et des situations ; mais les longues tirades la déconcertent, les récits de Telramond, comme ceux de Théramène, l’effarouchent. Quelques gouttes d’essence suffisent à parfumer le vase, quatre mots d’amour, de jalousie ou de colère, le développement d’un, grand morceau n’en demande pas davantage.

« Il existe cette profonde différence entre mon art et le tien, disait le peintre David à Baour-Lormian, — et, se ravisant aussitôt, il reprenait malicieusement : — il existe cette différence entre mon art et l’art d’un poète, que la poésie est sans limites, tandis que la peinture va se heurter à chaque instant contre des limites infranchissables. Supposons par exemple que moi et toi, — non pas toi, Baour, mais un poète, un vrai, — nous ayons a peindre deux amans sur les Alpes. Il me faudra, moi peintre, immédiatement faire un choix, opter entre les amans et les Alpes ; si je me décide à peindre les amans, je n’ai qu’un petit bout d’Alpes, tandis que, si je peins les Alpes, il me faut renoncer aux amans. — Toi au contraire, en admettant que tu sois un poète, tu te paies librement tes vingt pages d’amans et tes vingt pages d’Alpes. » Impossible d’imaginer une satire qui s’applique mieux à cette mystifiante invention du drame lyrique de l’avenir. Lui, de même, il entend mener de front les

  1. Beethoven ne fait pas de musique imitative. Sa conception ne jaillit point du sentiment immédiat, elle est le reflet, la réflexion d’un sentiment déjà dominé » Beethoven est un rustique de la trempe de Virgile, il voit, il respire, il sent, il a commerce naïf avec la nature et non point avec les esprits de la nature. L’homme habitué aux luttes de coteries et de coulisses, exclu de la nature, a des hystéries que le rustique ne connaîtra jamais, et ce sont d’ordinaire ces hystéries qui engendrent les systèmes.