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amans et les Alpes, texte pour texte ; seulement les vingt pages de vers et les vingt pages de musique, au lieu de se suivre comme dans le poème fantaisiste de Louis David, marchent de pair à compagnon et font œuvre concomitante. Lorsqu’au troisième acte d’Otello le chant du gondolier monte des lagunes et vient par sa note endolorie accroître encore l’angoisse de la plaintive et nerveuse Desdemona, il y a certes là un moment psychologique où la musique et la poésie se rencontrent. Combien dure-t-il ? Quelques secondes, ce que dure le choc de deux électricités. Les vers sont parmi les plus beaux que Dante ait écrits :

Nessun maggior doloro
Che ricordarsi del tempo felice
Nella miseria !


navrans, pleins d’amertume et de sombres pressentimens pour cette âme brisée du souvenir des jours heureux ; la musique est une des plus idéales inspirations de Rossini, l’unique soupir de mélancolie sincère qui jamais ait erré sur les lèvres de cet autre joyeux enfant de Jupiter et de Sémélé. Dante., Shakspeare, Rossini, confondus ensemble sous un même rayon de lumière, n’est-ce pas de quoi s’écrier avec saint Thomas d’Aquin : essentia beatitudinis in intellectu[1] ! Le malheur veut qu’on ne puisse bâtir là-dessus des théories ; un météore n’est pas le soleil, il traverse l’espace, vous laisse ravi, émerveillé, mais on n’en fait pas le centre d’un nouveau système cosmique, ce que cherchent pourtant à faire ces astronomes dévoyés qui prétendent tirer de la symphonie avec chœur toute une genèse de l’opéra moderne.

Dès que la musique entre en jeu, elle commande, la parole obéit, et la preuve, c’est que des vers, si mauvais qu’ils soient, ne sauraient empêcher une belle musique d’être ce qu’elle est virtuellement, tandis que les plus beaux vers ne peuvent rien pour une mauvaise musique. Le musicien est si bien tout en pareil cas, qu’il dépend de lui de sauver son poème, fût-il absolument ridicule, comme de le tuer, fût-il sublime. Ayez Beethoven, et d’une berquinade va sortir Fidelio, ayez Weber, et de la plus incohérente, de la plus niaisement écrite des affabulations, va se dégager Euryanthe, — un monde de poésie chevaleresque et romantique, l’opéra de l’avenir, l’opéra modèle, sans lequel ni Lohengrin ni peut-être même les Huguenots

  1. Et, pour compléter le tableau, penser qu’à ces trois noms immortels deux autres noms viendraient se joindre, ceux de Rubini, qui chantait la phrase éplorée, et de la Malibran, qui l’écoutait dans une attitude de Polymnie, pâle d’une pâleur tragique et déjà s’apprêtant à chanter le Saule ; mais de cette impression-là rien ne reste que ce qu’une génération en raconte, l’accent d’une voix, son individualité, son âme, son génie, autant en emporte l’oubli, et la marbre ni la toile ne sont, hélas ! à consulter.