Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 11.djvu/87

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

occupés à étudier les écrits des philosophes pour prouver aux païens « que le christianisme n’inventait rien de nouveau et d’extraordinaire, et que toutes les vérités qu’il proclamait pouvaient se mettre sous le patronage de la sagesse antique[1]. » Il importait enfin par-dessus tout que l’église ne parût pas être une ennemie irréconciliable de l’empire, qui ne pouvait pas vivre avec lui et qui en souhaitait la ruine. Les gens qui composaient cette société distinguée étaient d’ordinaire conservateurs et patriotes, très fiers d’être Romains, et fort effrayés de ce qui pouvait arriver, si quelque malheur emportait un jour le pouvoir impérial. Ces menaces dont les oracles sibyllins sont remplis, cette haine furieuse contre Rome, ces descriptions triomphantes de son dernier jour, devaient les indigner ; mais il s’en fallait de beaucoup que les sentimens qu’exprime avec tant de vivacité cette poésie populaire fussent partagés par tous les chrétiens. L’épiscopat surtout, qui prenait tous les jours plus d’importance, manifestait des dispositions contraires. Les évêques, hommes de gouvernement et d’autorité, ont songé de très bonne heure à tendre la main au pouvoir civil, à l’aider de leur influence, et à lui demander en échange sa protection. Ils l’ont eux-mêmes introduit dans leurs discordes intérieures ; ils n’ont pas attendu que l’empereur fût chrétien pour invoquer son appui dans leurs différends. Quand il s’agit de déposer Paul de Samosate et de l’éloigner de son église, les évêques d’Asie n’hésitèrent pas à réclamer l’aide d’Aurélien, quoiqu’il fût païen zélé et qu’il eût persécuté les fidèles. Tertullien affirme quelque part avec une incroyable intrépidité « que les césars ne pourront jamais être chrétiens. » Les évêques espéraient bien dès le IIe siècle qu’ils le seraient un jour. Méliton de Sardes, l’un des plus anciens apologistes, s’adressant à Marc-Aurèle, lui faisait remarquer que la « philosophie chrétienne » est née en même temps que l’empire[2], qu’elle a grandi avec lui, que la bonne harmonie n’a été troublée entre eux que sous un Néron et un Domitien, que les bons princes l’ont protégée, et qu’ils en ont été récompensés par la victoire et les conquêtes. Ne peut-on pas voir dans ces paroles engageantes comme une ébauche et une annonce lointaine de cette alliance du trône et de l’autel qui a été si souvent le rêve de l’église ?

  1. De Test, animæ, I. Per quæ recognosci possit nihil nos aut novum aut portentosum suscepisse, de quo non etiam communes et publicæ litteræ nobis patrocinentur. — N’est-il pas étrange que ce procédé dont se servent aujourd’hui les ennemis du christianisme fût alors employé par ceux qui voulaient le défendre ?
  2. Remarquons cette façon dont l’évêque de Sardes désigne le christianisme : on dirait qu’il veut faire croire que ce n’est qu’une école philosophique comme une autre. Il était fort habile de s’exprimer ainsi en s’adressant à Marc-Aurèle, l’empereur philosophe.