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Lamartine, retentissante, audacieuse avec l’auteur des Odes et ballades et des Orientales, délicatement ornée avec Alfred de Vigny, recueillie et travaillée avec Sainte-Beuve, ardente et spirituellement passionnée avec Alfred de Musset, frémissante d’une révolution avec les Iambes de Barbier. Là, l’histoire se renouvelle à son tour ravivant et précisant la révolution française avec M. Thiers, avec M. Mignet, évoquant le passé d’un esprit sagace et inventif avec Augustin Thierry, interprétant la civilisation avec M. Guizot. La philosophie ramenée au spiritualisme se relève et s’affirme par l’éloquence de Cousin, par la psychologie émue de Jouffroy. En même temps une critique nouvelle s’élève, accompagnant et devançant quelquefois le mouvement ; elle devient une science ingénieuse avec Villemain qui, le premier, dans ses cours sur le moyen âge, sur le XVIIIe siècle, crée l’histoire littéraire, elle se fait militante au Globe, où se presse une jeune génération hardie, intelligente et déjà mûre pour toutes les luttes. Le roman, quant à lui, le roman destiné à une si étrange et si populaire fortune, est encore dans l’enfance ; il s’essaie aux reproductions historiques et aux études intimes, préludant à toute une explosion de littérature romanesque, à l’observation violente et confuse de Balzac ou à l’œuvre de cet autre poète, George Sand, qui réunira bientôt les deux plus grandes inspirations de l’art nouveau, le sentiment de la nature et l’instinct de la passion humaine.

Oui, heureuse époque de sève et de vie, où tout grandit, où les œuvres, les tentatives se multiplient de jour en jour, et où néanmoins se révèle déjà le goût des excès, des égaremens et des corruptions, où le ver est dans la fleur ! Celui qui a vu le plus clair à cette heure décisive, c’est Goethe, le patriarche Goethe, qui s’intéresse à cet essor du génie français, qui de loin suit le mouvement et ne tarde pas à démêler les fermentations inquiétantes. Il s’émerveille d’abord, il s’effraie bientôt, et, dans une boutade, il appelle « le genre romantique le genre malade. » Ce qu’il ne dit pas publiquement, il le dit dans ses lettres, ou dans ses « conversations » qui restent l’expression d’un jugement supérieur sur la « maladie, » sur cette crise de l’intelligence française aux approches de 1830 et au lendemain de la révolution[1]

Un jour il dit : « Victor Hugo a un talent qui ne peut se contester, seulement il s’avance sur une route où il lui sera difficile de trouver un emploi pur et entier de son talent.., » Un autre jour : « Les Français dans leur révolution littéraire actuelle ne demandaient rien autre chose qu’une forme plus libre ; mais ils ne se sont pas arrêtés là, ils rejettent maintenant le fond avec la forme… A la

  1. . Conversations de Goethe, recueillies par Eckermann.