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classique et chrétien, et de l’être avec aisance, sans effort, comme naturellement, d’unir des qualités qui semblaient s’exclure, de faire des vers antiques sur des sujets nouveaux, sans que l’idée gêne le style ou que le style altère l’idée. Le jour où, voulant consacrer ses dernières années à chanter la gloire de Dieu, il donna au public le recueil de ses œuvres, on peut dire que la poésie chrétienne, après plusieurs siècles d’hésitations et d’erreurs, avait enfin trouvé la forme qui lui convenait ; mais souvenons-nous qu’elle n’y est arrivée que par une transaction et un compromis. C’est ce qu’on oublie trop d’ordinaire. Nous avons vu de nos jours des exagérés condamner toute la poésie depuis la renaissance, sans excepter nos écrivains du XVIIe siècle, parce qu’ils se permettaient de mêler aux idées chrétiennes les souvenirs et les procédés de l’art païen. Pour être juste, il faut comprendre dans l’anathème les poètes de l’époque de Théodose. Ils sont coupables du même crime, ils s’inspiraient de l’ancienne littérature de Rome, ils en imitaient les procédés, et c’est du mélange de cette vieille littérature avec les croyances nouvelles qu’est née l’a poésie chrétienne. On se gardait bien, au IIIe et au IVe siècle, de rompre entièrement avec le passé. On ne mettait pas toute une portion de l’humanité hors de la raison et de la sagesse. On ne se donnait pas la peine de tout détruire pour jouir du plaisir insolent de tout renouveler. On aimait mieux, dans cette antiquité, attirer à soi ce qui n’était pas décidément contraire. Saint Justin considérait Socrate comme une sorte de chrétien avant le Christ. Lactance disait de Sénèque : « Il est des nôtres. » Sans aller jusqu’à mettre Cicéron dans le ciel, comme on le fit à La renaissance, on le rangeait avec Socrate parmi les précurseurs : n’était-ce pas la lecture d’un de ses livres qui avait commencé la conversion de saint Augustin ? Quant à Virgile, on allait bientôt en faire un prophète. C’est ainsi qu’au lieu de creuser la distance qui séparait la religion nouvelle du monde ancien, on cherchait à les réunir, et ce travail n’a pas été inutile, puisque c’est du mélange de la civilisation antique avec le christianisme que notre société moderne s’est formée.


GASTON BOISSIER.