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LES
ALSACIENS-LORRAINS
EN ALGERIE


I

Qui ne se souvient de les avoir vus, au sortir de la gare, passer par nos rues en longues files : les hommes, la démarche lourde, les bras ballans, l’air embarrassé et bon enfant tout ensemble, les femmes, reconnaissables à leurs grands cheveux blonds, avec leur large coiffure noire en forme de papillon et la petite jupe courte du pays, traînant par la main toute une troupe de bambins joufflus ? La foule s’arrêtait sur leur passage, saisie d’un attendrissement respectueux. Des émigrans ! murmurait-on, et c’était à qui leur ferait fête, leur ouvrirait sa bourse et sa main. Pauvres et braves gens ! on leur avait dit que tout était fini, que l’Alsace, que la Lorraine, n’étaient plus françaises, que pour elles désormais l’invasion durerait toujours, qu’il fallait en toute hâte fuir, émigrer, quitter le vieux foyer, le clocher, le village, tous ces lieux pleins de souvenirs, ou se résigner à être Prussien, et, simplement, étouffant leurs regrets, ils étaient partis. Beaucoup avaient été ruinés par la guerre, ne possédaient plus rien ; d’autres, la paix signée, s’étaient empressés de vendre à tout prix la petite maison où ils avaient vécu, le coin de terre que de père en fils ils cultivaient de leurs mains : c’étaient là les heureux ; ceux qui restaient, ceux que la nécessité tenait attachés au sol, les regardaient partir avec un œil d’envie. Et pourtant qu’allaient-ils faire, qu’allaient-ils devenir là-bas au loin, au-delà des Vosges ? Trouveraient-ils seulement du travail et du pain ? Mais quoi ! nul parmi eux ne songeait à cela, ou, pour mieux dire, nul ne doutait ; ils aimaient la France, leur pays, ils comptaient sur elle, et leur imprévoyance avait la foi pour excuse.