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cours d’un entretien léger, après avoir dit son avis sur un roman ou sur une pièce de théâtre, il rencontrait inopinément sur son chemin quelque question philosophique ou politique, le railleur disparaissait soudainement pour faire place au défenseur éloquent du spiritualisme ou de la liberté. Du temps où l’on causait à Paris, la présence de M. de Rémusat dans un salon était une véritable fête. C’en était encore une dans ces dernières années pour sa famille et pour ses amis; mais depuis qu’il avait quitté les affaires, il allait peu dans le monde, et c’est dans l’intimité seulement qu’on retrouvait l’admirable causeur d’autrefois.

M. de Rémusat était un des derniers survivans de cette forte génération qui, née à la vie politique sous la restauration, a vu la révolution de 1830 et s’y est cordialement associée. Heureusement le plus éminent de tous reste encore plein de vie et de courage; mais M. de Rémusat était son premier lieutenant, et c’est une grande douleur que de le voir disparaître après le duc de Broglie, M. Odilon Barrot, M. Cousin, M. Guizot, M. Jouffroy, M. Duchâtel, M. Villemain, M. Saint-Marc Girardin, M. Vitet. Entre lui et ceux qui l’ont précédé dans la tombe, il serait inconvenant d’établir une comparaison; mais on peut dire sans crainte qu’aucun d’eux n’a eu plus de droits au respect et à la reconnaissance des sincères patriotes et des vrais amis de la liberté. Ce n’est pas seulement dans les sciences politiques que la mort de M. de Rémusat laisse un vide irréparable, c’est aussi dans les sciences philosophiques, dans les lettres et dans cette vie sociale dont il était le type excellent. Depuis qu’il a cessé de vivre, il a eu l’heureux privilège d’être loué par tous les partis, un seul excepté, et cette exception même est un titre d’honneur. Le blâme dont ce parti poursuit sa mémoire au milieu des marques universelles de l’estime et de l’admiration publiques est le plus grand hommage qui puisse lui être rendu, celui qu’il eût préféré sans doute, si, dans son désintéressement de tout ce qui touchait à sa personne, il eût pris la peine de songer d’avance au jugement de la postérité. La haine de certains apologistes du second empire ne pouvait manquer au grand honnête homme dont on peut faire cet éloge bien rare, qu’il est toujours resté dans la vie publique le modèle accompli du vrai philosophe.

En terminant cette étude, il est un vœu déjà souvent formé que je renouvelle au nom des nombreux admirateurs de M. de Rémusat, c’est que toutes ses œuvres inédites, littéraires ou autres, soient intégralement publiées. Je sais que son fils le veut, et il fait bien. La meilleure manière d’honorer un pareil homme, c’est de le montrer tout entier.


P. DUVERGIER DE HAURANNE, ancien député.