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réunions presque quotidiennes de cette petite société qu’on appelait le Cénacle, où se dépensait moins d’esprit peut-être, mais à coup sûr beaucoup plus de poésie que dans les bureaux Au Globe. Là, il se rencontrait chaque jour avec des poètes, des peintres, des sculpteurs, d’un mérite inégal, mais tous pleins d’une égalé confiance dans leur vocation et dans leur génie : les deux Deschamps, Antony et Emile, celui-ci pourtant un peu railleur, qui disait d’un de leurs camarades habituels : « Ce poète-là a une étoile ? Dites plutôt une bougie, » David d’Angers le sculpteur, Louis Boulanger le peintre, Alfred de Vigny, qui adressait à Sainte-Beuve des lettres pleines d’effusion, et avec lequel Sainte-Beuve ne demeurait pas en reste. Alfred de Musset y venait aussi parfois ; mais il était considéré comme un poète léger qui aurait peine à s’élever au-dessus de la Ballade à la Lune, ou tout au plus de la chanson : Connaissez-vous dans Barcelone… Sainte-Beuve, qui a signalé cependant avec éloge les premiers débuts d’Alfred de Musset, ne s’est jamais départi tout à fait au fond de cette impression première. Peut-être aussi a-t-il éprouvé quelque peine à lui pardonner les vers des Stances à Charles Nodier, où son attitude langoureuse dans le cénacle est dépeinte d’une façon assez plaisante :

Sainte-Beuve faisait dans l’ombre
Douce et sombre,
Pour un œil noir, un blanc bonnet,
Un sonnet.

Cette pièce, à la fois railleuse et attendrie, représente assez fidèlement ce qu’était alors le cénacle, et le mélange singulier de préoccupations romanesques et littéraires qui s’agitaient dans son sein. Chacun avait dans l’âme un chef-d’œuvre, et, comme Victor Hugo à Notre-Dame,

Commençait à s’occuper
D’y grimper.


On faisait fréquemment des lectures publiques de ces chefs-d’œuvre, qui tous étaient salués avec enthousiasme. On s’admirait en effet beaucoup et très sincèrement dans ce petit monde. On s’aimait également, du moins jusqu’à nouvel ordre. En tout cas, on s’appelait par ses prénoms, Victor, Alfred, Augustin, Antony, et il fallut une défense formelle de Victor Hugo pour empêcher qu’on n’appelât Mme Victor Hugo : Adèle. On menait du reste assez joyeuse vie, et, dans l’intervalle des leçons d’élégie, on allait volontiers dîner à la Butte au Moulin et chez la mère Saguet, ou bien en hiver la soirée s’écoulait dans la maison de Victor Hugo, située rue Notre-Dame-des-Champs, dans un jardin dont les taux ébéniers touchaient aux