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qu’il avait sur le cœur, se servit de moi pour exprimer ses plus amères réflexions sur l’inconstance en amitié, les sentimens méconnus, etc. Comme j’étais assez près d’elle pour qu’elle entendît, et comme immobile elle écoutait, sans perdre un mot, vous voyez d’ici la scène et mon embarras entre les trois personnages, car le mari, à deux pas plus loin, écoutait aussi. C’était, comme on dit, à brûle-pourpoint qu’il m’adressait son discours, auquel je n’avais pour mon compte rien à répondre, et ses paroles étaient aussi incisives que vous pouvez le supposer de ce vindicatif personnage. On m’a dit cependant qu’ils s’étaient réconciliés depuis. »

Ce n’est donc pas précisément dans le récit des faits, c’est dans la peinture des sentimens, qu’il faut chercher la ressemblance entre Sainte-Beuve et Amaury. À ce point de vue, je crois que l’analyse est fidèle. Je ne puis en effet tomber d’accord avec ces amis des dernières années de Sainte-Beuve qui s’obstinent à voir une gageure littéraire et une sorte de tour de force dans toute cette portion de Volupté, où Sainte-Beuve analyse et condamne au nom de la morale chrétienne les sentimens dans la peinture desquels il se complaît. Je suis au contraire persuadé qu’il était sincère dans ses velléités d’austérité mystique ou du moins qu’il s’efforçait de l’être. Bien hardi serait celui qui, dans des matières d’une croyance aussi personnelle et aussi intime, prétendrait tracer la limite exacte de la sincérité et proscrire en son nom une certaine chaleur d’expression qui dépasse peut-être la mesure de la conviction précise. Quand Amaury, s’adressant aux pères, aux docteurs, aux anciens solitaires des déserts et des cloîtres qui ont vécu d’une jeunesse paisible et pure, leur demande où ils ont appris à connaître ces replis de l’âme et ces secrets dû cœur dont leurs écrits trahissent une si profonde expérience, lorsqu’il s’écrie, non ; sans poésie et sans éloquence : « Oh ! vous qui n’avez jamais navigué qu’au port, dites, par où saviez-vous l’orage ? » il me suffit, pour croire à la sincérité de son accent, qu’en écrivant ces lignes Sainte-Beuve se soit véritablement demandé si ces pères, ces docteurs, ces solitaires, n’avaient pas trouvé le véritable secret de la vie, et qu’il ait éprouvé le désir de le croire. Cela me suffit, qu’assailli en même temps par les passions et par le doute, n’ayant plus foi dans son ancienne incrédulité, il ait été tenté de demander la consolation et la certitude à cette grande et immuable doctrine catholique dont les exigences peuvent trouver parfois l’esprit rebelle, mais en dehors de laquelle on ne rencontre qu’obscurité et confusion ; cela me suffit, dis-je, pour disculper Sainte-Beuve d’avoir parlé le langage de je ne sais quelle rhétorique hypocrite qui serait odieuse, et pour placer à l’époque de la publication de Volupté le point culminant en quelque