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psalmodient tout le long du jour l’office orthodoxe sur un ton nasillard et avec la même patience que met l’Américain à lire sa Bible. À côté d’eux, des Arabes de Damas font gravement la prière sur le pont, aux heures prescrites : un serviteur apporte un tapis qu’il déploie, et les croyans se prosternent trois fois en s’orientant vers La Mecque, sans beaucoup de succès, je dois le dire, car la boussole leur donne de flagrans démentis ; mais c’est la foi qui sauve. Il n’y a que l’Orient pour réunir dans un cadre aussi étroit les spécimens les plus frappans de races et de religions si différentes. On sent bien vite, à voir les abîmes qui les séparent, combien les rêves d’unification sociale et religieuse du monde sont chimériques ; on y saisit, dans le relief d’une vive lumière, les lois nécessaires et divergentes auxquelles obéit, dans chaque race, le développement du sentiment religieux.

Les Chiotes descendent dans un long caïque, qui s’éloigne invisible et silencieux. Ainsi, il y a cinquante ans, dans la nuit du 23 mars 1822, sur cette même rade où nous sommes, le brûlot de Canaris se glissa parmi la flotte turque, et réduisit en cendres les vaisseaux de Sélim. Les plus vieux de nos marchands de confitures ont pu voir flamboyer les rochers de l’île aux reflets de l’incendie libérateur.

Nous avons laissé derrière nous Cos, éclatante et souriante, tache blanche au milieu des bois, avec ses remparts turcs et ses toits en terrasse, éblouissans sous leur crépi de chaux, Samos, le golfe Céramique, les restes d’Halicarnasse et de Cnide. Après avoir doublé le cap Krio, nous rangeons de près la côte de Caramanie, entre des îles nombreuses, avec la longue chaîne de Rhodes pour horizon. Le ciel, un peu brouillé ce matin par un orage qui courait sur le Taurus, emplissant tour à tour de ténèbres et d’éclairs les forêts profondes et les sauvages ravines de ces sommets, est maintenant d’une sérénité indescriptible. À notre gauche, la charpente osseuse et tourmentée des montagnes de Caramanie, descendant par grandes tables dorées dans la mer, fait valoir vigoureusement le bleu dur et poli des flots ; à droite, des bouquets d’îles rocheuses, baignant dans une brume chaude, émergent de l’eau. Ce sont les aspects de l’Archipel et du golfe de Salamine, avec un ciel plus mou et plus éclatant, une grâce plus asiatique. Il faut avoir vu les mers de Grèce pour se douter des paysages qu’on peut obtenir avec des pierres et de l’eau ; mais de l’eau tour à tour sombre comme du lapis en fusion ou étincelante comme de la poussière de diamans, des pierres saturées de soleil, chauffées par un ciel blanc, rongées par les flots, où la moindre veine étrangère, le moindre filon minéral, s’accusent avec des couleurs éclatantes, où une mousse marine, un figuier pendant,