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FLAMARANDE.

pour payer sans vous priver de tout ; il ne me convient pas que vous soyez près de moi dans la misère.

Au bout de la première année, mon maître, étant content de moi, voulut payer les intérêts courans de la dette paternelle, si bien que, me trouvant son obligé et me faisant un devoir de la reconnaissance, j’acceptai sans en souffrir davantage mon titre de valet et la dépendance de toute ma vie.

II.

J’ai dit ce qui précède pour n’avoir plus à y revenir et pour expliquer comment je me résignai à une condition servile sans avoir rien de servile dans le caractère.

M. le comte Adalbert de Flamarande avait trente-cinq ans lorsque je m’attachai à lui, moi j’en avais trente-six. Il était fort bien de sa personne, mais il avait une mauvaise santé. Il était riche de plus de trois millions de capital et venait d’épouser Mlle Rolande de Rolmont, riche au plus de cinq cent mille francs, mais douée d’une beauté incomparable. Elle avait à peine seize ans. C’était, disait-on, un mariage d’amour. Adalbert de Flamarande était né jaloux. Je dois dire toute la vérité sur son compte. Je n’ai point connu d’homme plus soupçonneux. Aussi était-on très fier lorsqu’il vous accordait sa confiance, et on se sentait jaloux soi-même de la conquérir.

Où je vis sa méfiance naturelle, c’est lorsqu’il me présenta à sa jeune épouse. Je dois dire que jamais plus belle personne ne s’était offerte à mon regard : la taille svelte et les formes gracieuses d’une nymphe, des pieds et des mains d’enfant, la figure régulière et sans défaut, une chevelure admirable, la voix harmonieuse et caressante à l’oreille, le sourire angélique, le regard franc et doux. Je vis tout cela d’un clin d’œil et sans être ébloui. J’avais deviné déjà que, si je manifestais le moindre trouble, M. le comte me jetait dehors une heure après. D’un clin d’œil aussi il vit que j’étais solide et à l’abri de toute séduction ; ce fut ma première victoire sur sa défiance.

Marié depuis trois mois, il se disposait à partir avec madame pour visiter sa terre de Flamarande et passer l’été dans le voisinage chez une amie de sa famille, Mme de Montesparre. Je ne sus que je devais l’accompagner que la veille du départ. Je me souviens qu’à ce moment je me permis de lui dire une chose qui me tourmentait. J’avais été mis sur le pied de manger à l’office avec le second valet de chambre et les femmes de madame, tandis que les gens de la cuisine et de l’écurie avaient leur table à part. Les personnes avec qui je mangeais étant fort bien élevées, je n’avais pas à souffrir de