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tant qu’ils ne sont pas trompés, sont doués d’une étrange candeur ; aussi quand ils le sont ou croient l’être, on les voit passer d’un excès à l’autre. Moi, qui n’ai jamais été porté au mariage, je fus en ce moment aussi lucide que monsieur était aveuglé : ce fut ma première observation dans la voie qu’il m’avait ouverte, et cette observation fut aussi nette que profonde.

M. de Salcède n’avait pas encore aimé. Il se croyait épris exclusivement de botanique. Il était candide comme un enfant, et il était bien réellement un enfant ; il n’avait à cette époque que vingt et un ans. Il avait des goûts sérieux et jugeait la femme un être frivole, ennemi du travail utile et du recueillement ; mais l’âge était venu où la nature parle plus haut que la raison. Il vit cette belle femme et l’aima tout aussitôt comme un fou. Il l’aima d’autant plus qu’il ne s’en aperçut pour ainsi dire point. Du moins je m’en aperçus avant lui, moi qui l’examinais froidement et suivais d’un œil attentif et désintéressé ses mouvemens et ses regards. En un quart d’heure, ce jeune homme avait franchi, sans le savoir, un abîme. Sa figure et sa voix étaient changées. Son attitude était comme brisée, son œil n’avait plus d’éclairs. Sa fierté, qu’il exhalait par tous les pores un instant auparavant, était vaincue. Il ne marchait plus de même. C’était comme s’il n’avait plus conscience de sa force et de sa volonté ; il chancelait par momens comme un homme ivre.

Enfin, au bout d’une demi-heure de marche, nous vîmes se dresser devant nous le donjon de Flamarande, énorme bloc de maçonnerie qui dominait d’autres bâtimens en partie ruinés. Le site, que madame trouva magnifique, me sembla vraiment terrible. Le donjon était porté par un rocher à pic de deux ou trois cents mètres, contre lequel un torrent encombré de roches et de débris grondait effroyablement. Sur les pentes rapides des montagnes environnantes s’étageaient de tristes forêts de sapins et de hêtres. Le hameau de Flamarande, c’est-à-dire une douzaine de chaumières perchées sur ce roc isolé, faisait grand effet au soleil couchant ; c’était comme un décor de théâtre, mais on ne pouvait imaginer sur ce théâtre que des actions tragiques ou une navrante captivité.

Les fermiers accoururent à notre rencontre, et, comme il paraissait impossible de monter en voiture jusqu’aux maisons, une douzaine de paysans se mirent à pousser les roues et la caisse si vigoureusement que les chevaux arrivèrent sans grand effort jusqu’au pied du donjon. Madame était de bonne humeur, elle trouvait tout charmant. Le vieux fermier Michelin lui présenta son fils et sa bru, avec toute la famille, qui se disposa à déloger du manoir pour nous y installer. Madame jeta un coup d’œil sur le vieux pavillon encore debout qu’occupaient les fermiers. Il y avait là quelques grandes