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avait une réponse obstinée : — Qu’elle ne revoie jamais ni Salcède ni aucun homme capable de l’émouvoir, et surtout que l’enfant disparaisse ! Après cela, je compte la traiter comme si elle était justifiée.

XVIII.

Pendant que M. le comte faisait ces projets sinistres, sa pauvre femme remplaçait sa sérénité feinte ou organique par une joie inusitée. Je savais ce qu’elle disait à Julie, qui ne se faisait pas prier pour causer avec moi. — Madame est une étrange personne, disait-elle ; elle a l’éclat de la beauté qui la fait paraître femme, mais en réalité c’est une enfant. Quand on pense qu’elle va être mère à dix-sept ans ! En vérité, c’est trop tôt ; elle ne sait rien de la vie, et ne se trouve pas malheureuse dans une situation qui désespérerait une personne raisonnable ; elle est capable d’aimer son mari, qui certes est un homme de mérite, mais qui est bien, en tant que mari, le moins aimable et le plus grincheux des êtres. Vous ne voyez pas, vous qui ne pénétrez pas dans l’intérieur de madame, comme il lui parle sèchement et du haut de sa grandeur. Il l’épilogue et la reprend à chaque mot ; c’est comme un méchant vieux professeur avec une petite pensionnaire qu’il ne veut pas gronder, qu’il raille pour lui ôter toute assurance et lui rabattre l’amour-propre. S’il me parlait comme cela, à moi, je saurais bien lui dire son fait ; mais elle, c’est comme un agneau que le loup regarde, elle tremble, ferme les yeux, et ne répond rien. Elle croit mériter ses dédains, elle se dit ignorante et sans esprit, et pense qu’il lui a fait beaucoup d’honneur en la prenant pour femme ; elle ne souffre pas que je le blâme en rien, elle assure qu’elle est très heureuse. Il pourrait la mettre dans une cave au pain et à l’eau sans qu’elle consentît à le trouver injuste.

Comme je demandais à Julie si sa maîtresse ne regrettait pas Montesparre, si son séjour prolongé dans un château désert ne lui causait pas de l’ennui : — Si fait, répondit-elle. Elle s’est ennuyée au commencement, mais elle s’en prenait à elle-même de ne pas savoir s’occuper comme M. le comte, qui s’enferme dans son cabinet et se plaît à lire toute la journée. Elle essayait de lire des livres d’histoire, mais elle n’y avait pas de goût, et elle bâillait sans cesse. Depuis qu’elle espère un poupon, elle est toute changée ; elle se jette dans cet amour-là comme une femme qui n’en connaîtra jamais d’autre. Elle ne pense qu’à cela ; elle voit son bébé en rêve, elle cherche à dessiner sa figure, elle prie, elle pleure et elle rit. Elle aime son mari parce qu’il lui a permis d’être mère ; elle dit que c’est bien heureux qu’il l’ait amenée dans cette solitude où