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peu s’en fallut qu’elle ne tournât à l’exaltation. On a raconté l’histoire peu vraisemblable du dessein qu’il aurait formé de venir à sa troisième leçon avec deux pistolets dont il aurait déchargé l’un sur l’auditoire et dont l’autre lui aurait servi à se faire sauter la cervelle. Cette anecdote tragique me laisse assez incrédule ; pourtant il est certain que, dans les premiers temps qui suivirent la suspension de son cours, Sainte-Beuve ne sortait pas sans avoir un grand poignard dans sa manche ; il prétendait qu’il pouvait se trouver exposé à des attaques personnelles. Je ne crois pas que l’animation des étudians contre Sainte-Beuve risquât de se porter jusqu’à ces extrémités, et cette histoire me paraît être un peu le pendant de celle de Rousseau avec les enfans de Mottier-Travers ; toutefois ce petit fait montre bien l’ébranlement qu’avait reçu l’esprit de Sainte-Beuve et la trace que des souvenirs aussi cruels avaient dû laisser dans cette nature vindicative.

A l’extérieur du moins, Sainte-Beuve supporta l’épreuve avec beaucoup de dignité, sans faire entendre ni plaintes, ni récrimination. Il eut à cœur de poursuivre le plan d’études qu’il s’était tracé en vue de son cours, et de soumettre en quelque sorte au vrai public des lecteurs son différend avec le public du Collège de France en donnant la forme d’un livre aux leçons qu’il avait préparées. De là son étude sur Virgile, qui parut en volume en 1857. Cette étude constitue une partie détachée de l’œuvre critique de Sainte-Beuve, qui est intéressante sans être tout à fait supérieure. Il n’avait peut-être pas en effet ce sens direct et simple des grands modèles de l’antique qui a inspiré des critiques moins ingénieux et moins spirituels que lui. Dans les rares études qu’il avait consacrées jusque-là aux anciens, il s’était arrêté de préférence à l’entour des anthologies, ou bien ses prédilections paraissaient le porter vers Anacréon et Théocrite. Sur la fin de sa carrière littéraire, il remonta cependant jusqu’à des sources plus élevées et plus pures, et il se reprit de passion pour le grec et pour Homère ; mais, dans son étude sur Virgile, sa prédisposition constante est encore de rechercher ce qui est ingénieux et joli plutôt que ce qui est simple et beau. Il ne fait pas sentir toute la distance qui sépare le chef-d’œuvre de l’œuvre d’art, et après avoir lu l’étude sur Quintus de Smyrne, qui fait suite à celle sur Virgile, on est tenté de se demander si la postérité a eu raison d’établir une aussi profonde différence entre les poèmes de ce Grec de la décadence et l’Iliade ou l’Enéide.

Cette étude était cependant une noble et suffisante réponse que le professeur réduit au silence adressait à son auditoire indocile. La majeure partie des chapitres qui composent le volume sur Virgile avait paru en articles dans le Moniteur, et, son travail achevé, Sainte-Beuve reprit avec moins de régularité cependant ses études